• 36 Je ne suis pas notaire, c'est la faute à Voltaire

     

     

    Gavroche, le gamin de Paris (dessin de Gustave Brion de 1862)

    1 Gavroche, le gamin de Paris (dessin de Gustave Brion de 1862 pour l’édition J. Hetzel et A. Lacroix du roman de Victor Hugo, Les Misérables).

     

     

    « Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l'oiseau s'appelle le moineau ; l'enfant s'appelle le gamin »

    (Victor Hugo, Les Misérables ; Troisième Partie-Marius ; Livre premier-Paris étudié dans son atome ; Chapitre I-Parvulus).

     

     

    La première édition des Misérables de Victor Hugo n’était pas illustrée. Mais, en 1862, suite au succès de ce roman, un dessinateur, Gustave Brion, réalisa une série de vingt-cinq dessins représentant les personnages du roman. Ils furent reproduits en photographies et certains d’entre eux vendus en carte postale, en particulier celui, ci-dessus reproduit, de Gavroche. 

     

     

     

     

    Gavroche (Illustration d’Emile Bayard)

                                2 Gavroche (Illustration d’Emile Bayard).

     

     

           Gavroche meurt le 6 juin 1832 près d’une barricade en tentant de récupérer des cartouches non brûlées pour ses camarades et en chantant une chanson qu’il ne peut achever.

     

    Victor Hugo décrit cette scène :

     

    A force d'aller en avant, il parvint au point où le brouillard de la fusillade devenait transparent. Si bien que les tirailleurs de la ligne rangés et à l'affût derrière leur levée de pavés, et les tirailleurs de la banlieue massés à l'angle de la rue, se montrèrent soudainement quelque chose qui remuait dans la fumée.

     

    Au moment où Gavroche débarrassait de ses cartouches un sergent gisant près d'une borne, une balle frappa le cadavre.

     

    - Fichtre ! fit Gavroche. Voilà qu'on me tue mes morts.

     

    Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue.

     

    Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :

     

    On est laid à Nanterre,

    C'est la faute à Voltaire,

    Et bête à Palaiseau,

    C'est la faute à Rousseau.

     

    Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là, une quatrième balle le manqua encore.

     

    Gavroche chanta

     

    Je ne suis pas notaire,

    C'est la faute à Voltaire, 

    Je suis petit oiseau,

    C'est la faute à Rousseau.

     

    Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet :

     

    Joie est mon caractère, 

    C'est la faute à Voltaire, 

    Misère est mon trousseau, 

    C'est la faute à Rousseau. 

     

    Cela continua ainsi quelque temps.

     

    Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup. C'était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme ; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde (morte) du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

     

    Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet.

     

    On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée  dans ce pygmée; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre ;

     

    Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter :

     

    Je suis tombé par terre, 

    C'est la faute à Voltaire,

    Le nez dans le ruisseau,

    C'est la faute à..

    .

    Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s'envoler.

     

                                             Les Misérables (1862), V, 1, Victor Hugo

     

     

     

     

     

    Gavroche l’enchanteur (gravure de Yon Perrichon)

                      3 Gavroche l’enchanteur (gravure de Yon Perrichon)

     

     

     

    Qui ne se souvient de la chanson que Gavroche chantait sur la barricade et qu’il ne put achever trop pressé de s’envoler pour le Paradis où les petits anges qui s’ennuyaient l’attendaient pour jouer ?

     

    En effet, son texte, quelque peu modifié, en 1980, par Alain Boublil et Jean-Natel, a été mis en musique par Claude-Michel Schönberg pour la Comédie musicale Les Misérables, mise en scène par Robert Hossein (107 représentations au Palais des Sports de Paris pour près de 500 000 spectateurs !).

     

    Depuis, elle fait partie du répertoire de plusieurs chorales d’enfants dont celle des Petits Chanteurs d’Asnières, allias Les Poppys, et celle des Petits Chanteurs à la Croix de Bois.

     

    On y retrouve notamment un couplet chanté en solo par Gavroche avec les quatre vers inchangés dus à la plume de Victor Hugo :

     

     

    Je ne suis pas notaire,

    C'est la faute à Voltaire, 

    Je suis petit oiseau,

    C'est la faute à Rousseau.

     

          

    Selon des spécialistes bien cultivés comme les fruits et légumes, ces vers seraient l’expression d’un usage facile et confortable de l’époque consistant à rejeter sur le dos de boucs émissaires tout et n’importe quoi.

     

    En l’espèce, les deux boucs émissaires seraient Voltaire et Rousseau dont un « Mandement de MM. Les vicaires généraux du chapitre métropolitain de Paris », lu sous la Restauration, le 9 février 1817, premier dimanche de Carême, dans toutes les églises de Paris, les rendait coupable de la Révolution.

     

    Béranger en fit une première chanson satirique publiée en 1834 :

     

    « Si tant de prélats mitrés
    Successeurs du bon saint Pierre,
    Au paradis sont entrés
    Par Sodome et par Cythère,
    Des clefs s'ils ont un trousseau,
    C'est la faute à Rousseau ;
    S'ils entrent par derrière,
    C'est la faute à Voltaire. 
    »

     

    Quelques années plus tard, Jean-François Chaponnière écrivit cette autre chanson.

     

    « Si le diable adroit et fin
    À notre première mère
    Insinua son venin,
    C'est la faute à Voltaire.
    Si le genre humain dans l'eau,
    Pour expier son offense,
    Termina son existence,
    C'est la faute à Rousseau
    . »

     

           Victor Hugo s’inspira sans doute de ces deux textes pour rédiger sa chanson de Gavroche, en soignant la musicalité des vers et des mots (« Écrit en prose qui veut, mais en vers qui peut ». Voltaire, Lett. St Alambert, 7 mars 1769).

     

    Je ne suis pas notaire,

    C'est la faute à Voltaire, 

    Je suis petit oiseau,

    C'est la faute à Rousseau.

     

    On notera que lorsque cette chanson est chantée dans les chorales, le soliste en charge des couplets chante dans l’un d’eux :

     

    Je ne suis pas notaire,

    C'est la faute à Voltaire… 

     

           Et le chœur des enfants lui répond dans le refrain :

     

    Tu n’es pas notaire, (ou : Il n'est pas notaire)

    C'est la faute à Voltaire...

     

     

     

    En conclusion de cette page, je vous laisse écouter Charles et Vincent qui chantaient, en solistes, la chanson de Gavroche avec leurs copains des Petits Chanteurs d’Asnières un soir de l’année 2003.

     

    Ils étaient sous la « baguette » bienveillante du regretté Jean Amoureux fondateur de cette chorale, en 1946, sous les noms de l’Alauda, puis des Rossignols de Saint-Jean, rebaptisés, en 1955, les Petits Chanteurs de l’Île de France, et, plus tard, Les petits Chanteurs d’Asnières, avec un interlude, en 1970, sous le nom des Poppys.

      

     

                            

                           https://www.youtube.com/watch?v=rkLdYDlsktA 

     

                                                 LA MORT DE GAVROCHE (Victor Hugo) 

     

    On est laid à Nanterre,
    C'est la faute à Voltaire,
    Et bête à Palaiseau,
    C'est la faute à Rousseau.

     

    Je ne suis pas notaire,
    C'est la faute à Voltaire,
    Je suis petit oiseau,
    C'est la faute à Rousseau.

     

    Joie est mon caractère,
    C'est la faute à Voltaire,
    Misère est mon trousseau,
    C'est la faute à Rousseau.

     

    Je suis tombé par terre,
    C'est la faute à Voltaire,
    Le nez dans le ruisseau,
    C'est la faute à...

     

    Les Misérables, Cinquième partie, Livre I,
    « La guerre entre quatre murs »,
    Chapitre XV « Gavroche dehors »