• 40 : Des notaires accusés de crimes (2/2).

     

     

    Un notaire accusé de crime

    1 L’acharnement de la presse sur le notaire de Bruay-en-Artois (France Soir. Samedi 15 avril 1972).

     

    « Les crimes secrets ont les dieux pour témoins » (Voltaire, Sémiram, V, 8). Tous ceux de ma génération ont encore en mémoire l’affaire du meurtre de Brigitte Dewèvre, survenu dans sa seizième année, le 6 avril 1972, à Bruay-en-Artois (aujourd’hui, Bruay-la-Buissière). Étranglée et frappée avec un objet tranchant, le corps de l’adolescente avait été retrouvé dans un terrain vague de cette ville, à proximité de la maison de Monique Beghin-Mayeur, la fiancée de maître Pierre Leroy, un notaire célibataire connu de tous (ils se marièrent ultérieurement). Diverses personnes ont alors été, tour à tour, suspectées voire inculpées, avant d’être disculpées ou innocentées. À ce jour, le coupable n’a jamais été identifié et le crime est prescrit.

     

     

     

    Un notaire accusé de crime

    2  L’acharnement de la presse sur le notaire de Bruay-en-Artois (Choc. N° 36 du 19 au 26 juin 1972)

     

          Funeste succès. Près d’un demi-siècle plus tard, ce fait divers alimente toujours les médias en mal d’audience. D’une part, la radio (sur France Inter, le 20 janvier 2016 dans Affaires sensibles : « Le mystère de Bruay-en-Artois : la mort de Brigitte Dewèvre », et sur RTL, le 25 janvier 2017, dans L’heure du crime). D’autre part, la télévision, sur France 2, le 5 mars 2017, dans l’émission Faîtes entrer l’accusé (« Bruay-en-Artois : Le notaire et le petit juge ». En ligne sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=eTe68zkuZKY).

     

    Silence de prudence. De nouveaux livres y sont encore consacrés comme ceux de Daniel Bourdon, un ancien policier, au rythme d’un par an ! (Brigitte, histoire d’une contre-enquête : Retour sur l’affaire de Bruay-en Artois. Ravet-Anceau. 2017 ; Brigitte, acte II. Ravet-Anceau. 2018). L’auteur y prétend avoir identifié l’assassin, sans pouvoir dire son nom car le crime est prescrit depuis 2005 !

     

     

     

     

         40 : Des notaires accusés de crimes (2/2).         Un notaire accusé de crime

     

    3 L’acharnement de la presse sur le notaire de Bruay-en-Artois (La Cause du peuple. 1er mai 1972).

     

    « Le crime de Bruay : il n’y a qu’un bourgeois pour avoir fait ça… C’est la conviction des ouvriers de Bruay qui font leur enquête et surveillent la bourgeoisie, pour que la vérité éclate. » Le coupable du meurtre de la jeune Brigitte Dewèvre ne pouvait être que Pierre Leroy, selon ce titre fallacieux du journal d’extrême gauche maoïste La Cause du peuple, dans son numéro du 1er mai 1972, se référant fort hypocritement à des propos anonymes de la rue !

     

    Car en effet, Pierre Leroy, principal suspect de l’affaire, était un « notaire », pis encore, « richissime » selon le titre au vitriol d’un autre journal (France-Soir. 15 avril 1972, page 3 : « A l’heure ou Brigitte, 16 ans, a été tuée, le richissime notaire de Bruay n’a pas d’alibi »), alors que la victime, elle, faisait partie des familles ouvrières des corons (mines du Nord-Pas-de-Calais). C’est ainsi que l’on peut lire, dans le journal révolutionnaire La Cause du peuple, ces lignes, véritable appel au meurtre par la justice populaire au nom de la lutte des classes :

     

    « Pour renverser l’autorité de la classe bourgeoise, la population humiliée aura raison d’installer une brève période de terreur et d’attenter à la personne d’une poignée d’individus méprisables, haïs. Il est difficile de s’attaquer à l’autorité d’une classe sans que quelques têtes des membres de cette classe ne se promènent au bout d’une pique », « Oui nous sommes des barbares. Il faut le faire souffrir petit à petit ! (...) Nous le couperons morceau par morceau au rasoir ! (...) Il faut lui couper les couilles ! (...) Barbares ces phrases ? Certainement, mais pour comprendre il faut avoir subi 120 années d’exploitation dans les mines. »

                

     

     

     

    Jean-Paul Sartre et l'affaire de Bruay-en-Artois

    L’entrée en scène, par la porte de secours, de Jean-Paul Sartre (source de la photographie : wikipedia).

     

    « Lynchage ou justice populaire ».  Le journal La Cause du peuple était le lointain héritier du journal du même nom créé par  George Sand lors de l’insurrection populaire parisienne de juin 1848, et il fut le géniteur de l’actuel quotidien Libération, créé sur ses cendres le 18 avril 1973, et dont Jean-Paul Sartre sera le premier directeur, avant d’en laisser la direction à Serge July, de 1973 à 2006. Journal de l’extrême gauche maoïste, anti-autoritaire, le journal La Cause du peuple était soutenu par Jean-Paul Sartre, son directeur du 1er mai 1970 au 1er mai 1971, le normalien André Glucksmann, ou encore Simone de Beauvoir et les philosophes Louis Althusser et François Ewald.

     

    Ses journalistes, rédacteurs ou éditorialistes s’emparèrent  de l’affaire de Bruay en stigmatisant la classe bourgeoise, représentée par le notaire Pierre Leroy, exploiteur du petit peuple, lui-même représenté par Brigitte Dewèvre, sa famille et les mineurs du coron. Ce combat, sous des titres et articles ambigus fut aussitôt traduit comme un appel au lynchage populaire du notaire Pierre Leroy. Aussi Jean-Paul Sartre, jugea-t-il prudent de prendre ses distances en publiant un article, bien hypocrite, dans le même journal sous le titre « Lynchage ou justice populaire. » En voici un extrait :

     

    «… il est impardonnable que La Cause du peuple n’ait pas fait suivre le texte que la ville ouvrière de Bruay [lui] a donné dans son dernier numéro d’une  discussion où l’on aurait tenté d’établir sa valeur et sa portée générale au niveau du peuple tout entier, c’est-à-dire de la justice populaire. Il aurait fallu montrer que la haine légitime du peuple s’adresse au notaire pour ses activités sociales, comme ennemi de classe caractérisé et non à Leroy, assassin de la petite Brigitte, pour la raison que l’on a pas encore prouvé qu’il l’ait tuée… On a voulu faire ces quelques remarques, non pas pour défendre Leroy (que personnellement je crois coupable et sur qui pèsent de lourdes présomptions), mais pour susciter un débat non seulement sur les mineurs de Bruay dont nous nous sentons solidaires, mais avec des lecteurs d’autres lieux ou d’autres catégories sociales ».

     

     

     

     

    le petit juge Pascal

    5. Le Petit juge Pascal (photo extraite des archives audiovisuelles de l’INA).

     

         C’est dans ce contexte de lynchage médiatique et/ou populaire du notaire de Bruay-en-Artois que le premier juge d’instruction de Béthune, Henri Pascal, surnommé par la presse « le petit juge Pascal », dût poursuivre son instruction de l’affaire. Il inculpa alors Pierre Leroy, le 13 avril 1972, pour homicide volontaire et le fit écrouer. Le 13 juillet suivant, il fit également inculper et écrouer sa fiancée, Monique Beghin-Mayeur, sa compagne, une femme mariée en instance de divorce. La conviction du juge Pascal quant à leur culpabilité s’était forgée suite à deux faits. D’une part, le témoignage d’une voisine qui avait aperçu la voiture du notaire, ainsi qu’un homme en col roulé parlant avec la jeune Brigitte, près de la maison de la compagne de maître Leroy, contiguë au terrain vague où l’on retrouva le corps de la victime. D’autre part, les explications contradictoires et embarrassées de Pierre Leroy et de sa compagne.

      

    Seulement, l’absence de preuves plus conséquentes (lors d’une reconstitution, le témoin ne reconnut pas Pierre Leroy bien plus corpulent que l’individu au col roulé), conduisit la Cour d’appel d’Amiens, le 18 juillet 1972, à les libérer. Et, quelques jours après, la Cour de cassation dessaisissait le juge Pascal de ce dossier pour le confier à un juge parisien : Jean Sablayrolles.  

     

    Sur ce, un nouveau coup de théâtre se produisit, le 18 avril 1973. Jean-Pierre Flahaut, un orphelin désorienté, âgé de 17 ans, ancien camarade de Brigitte Dewèvre, avoua aux enquêteurs être l'auteur du meurtre (il avait été suspecté au début de l’enquête). Il indiqua notamment aux enquêteurs avoir caché chez son frère les lunettes de la victime, qui y furent effectivement retrouvées. Il fut aussitôt inculpé par le juge Jean Sablayrolles qui ne prononça pas pour autant  un non-lieu en faveur de Pierre Leroy. Jugé à huis clos devant le tribunal pour enfants de Paris, le jeune Jean-Pierre Flahaut, qui avait été finalement relâché, sera acquitté au bénéfice du doute le 15 juillet 1975. La décision sera  confirmée par la Cour d’appel de Paris, le 25 février 1976. De manière étonnante, Maître Kiejman, l’avocat de la partie civile (les parents de Brigitte Dewèvre), avait plaidé pour la relaxe de celui-ci (les parents de Brigitte Dewèvre ne croyaient pas en la culpabilité de Jean-Pierre Flahaut).  

     

    De son côté, le juge Pascal sera inculpé pour violation du secret de l’instruction à l’occasion de ses déclarations théâtrales aux micros des journalistes. Il déclarera alors à ces mêmes journalistes, le 22 août 1974, en sortant du cabinet de M. Le Saoul, président de la chambre d’accusation de la Cour d’appel de  Rennes :

     

    « Je suis le seul inculpé de l’affaire de Bruay. En fin de compte, ce n’est pas banal. Le jeune Jean-Pierre n’est que prévenu, et j’ai eu droit à deux inculpations, l’une pour violation du secret professionnel et l’autre du secret de l’instruction. Mais ne croyez pas que je vais en perdre ma bonne humeur et mon allant […]. Maintenant je vais aller me reposer, je me suis levé à cinq heures du matin pour venir à Rennes, mais je reviendrai ; nous nous retrouverons. Je parlerai encore car je n’ai vraiment pas l’intention de me taire ».

     

    Plus tard, le juge Pascal sera nommé conseiller à la Cour d’appel de Douai, et il prendra sa retraite en 1986. Il s’est éteint, à Lille, le 1er mai 1989, dans l’indifférence quasi générale de la presse et de ses journalistes.

     

     

     

    Maître Pierre Leroy, le notaire de Bruay-en-Artois (Paris Match. N° 1252. 5 mai 1973).

          6 Maître Pierre Leroy, le notaire  (Paris Match. N° 1252. 5 mai 1973). 

     

    Quant au notaire, Pierre Leroy, après avoir bénéficié d’un non lieu définitif, le 30 octobre 1974, par la chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris, non lieu confirmé par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, il obtint réparation de l’État, le 21 octobre 1977, pour avoir été détenu à tort du 13 avril au 18 juillet 1972.

     

    Il reprit sa charge notariale à Bruay, jusqu’à sa mort, suite à un malaise cardiaque, survenue à l’âge de 62 ans, le 26 octobre 1997, au Touquet, sur la Côte d’Opale où il résidait avec son épouse, lui  aussi dans l’indifférence quasi générale de la presse et de ses journalistes.

     

     

     

     

    La jeune Brigitte Dewèvre, victime d’un crime jamais élucidé

    La jeune Brigitte Dewèvre, victime d’un crime jamais élucidé (photo extraite des archives audiovisuelles de l’INA). 

     

    Naufrages judiciaires. L’affaire du meurtre de Brigitte a été définitivement classée sans suite en 1981, et le crime prescrit en 2005.

     

     Cette triste affaire, comme celle d’Outreau pour des abus sexuels commis sur des enfants entre 1997 et 2000, et celle du meurtre du petit Grégory Villemin, en 1984, nous a éclairés, si ce n’est sur les auteurs de leurs actes, au moins sur l’action nocive de certains journalistes de presse et la déroute de basochiens (juges et avocats). Toujours est-il qu’aujourd’hui  les juges d’instruction fuient les micros des journalistes comme la peste.