• 44 Le notaire provincial selon Octave Mirbeau (Dingo. 1913)

     

     

     

    Le notaire provincial selon Octave Mirbeau (Dingo. 1913)

    1 Maître Authenticus, notaire à Trou-en-Cambrousse (image publicitaire enfantine Chocolat-Louis. Circa 1900) 

                   

    « Je jure de Loyalement remplir mes fonctions avec exactitude et probité, et d’observer en tout les devoirs qu’elles m’imposent » (le serment de notaire. art. 57. Décret du 5 juillet 1973).

     

    En cliquant sur la fonction image de Google, avec les deux mots : notaire et roman, je suis tombé, à plusieurs reprises, sur la couverture d’un livre d’Octave Mirbeau, Dingo, qui m’était inconnu. Je suis aussitôt allé sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France pour y télécharger gratuitement le fichier PDF de ce livre, libre de droit (il est également disponible sur cet autre site de manière plus claire : http://www.leboucher.com/pdf/mirbeau/dingo.pdf). 

     

    Puis, en mettant le mot notaire dans l’onglet recherche de mon lecteur de fichier PDF, j’ai fait deux découvertes. D’une part, Octave Mirveau, petit-fils de deux notaires provinciaux, afin d’accéder à son tour au notariat, avait été étudiant à la Faculté de Droit de Paris. D’autre part, dans son dernier roman, Dingo, il a longuement décrit, à sa manière « vacharde enragée », le notaire rural ou provincial.

     

         Je n’ai pas osé intégrer ce roman au précédent chapitre 41 « Romancerie de Notaires » consacré aux romans dits populaires ou d’imagination. En effet, Octave Mirbeau fait plutôt partie du cercle des auteurs inclassables, à cheval entre la catégorie littéraire ou classique, et celle populaire  avec  des romans qui ont connu de grands succès comme « Le journal d’une femme de chambre ». Voici donc la raison pour laquelle je réserve ce chapitre à Octave Mirbeau et à son chien de race dingo qui, comme son maître, n’aimait pas les notaires !

     

     

     

     

     

    Sébastien Roch d'Octave Mirbeau. 1890

    2 Sébastien Roch, d’Octave Mirbeau. 1890 (En libre accès sur le site gallica.bnf.fr.).

     

    “Malgré son trouble, Sébastien ne pouvait s’empêcher de remarquer malicieusement que cette piété exaltée, que ces ardentes extases divines s’accordaient difficilement avec le plaisir plus laïque, de fumer des cigarettes et de boire des verres de liqueur. Et l’agitation insolite du Père, le frôlement de ses jambes, cette main surtout, l’inquiéta. Cette main surtout l’inquiéta. Cette main courait sur son corps, d’abord effleurante et timide, ensuite impatiente et hardie. Elle tâtonnait, enlaçait, étreignait.”  

     

            Octave Mirbeau est né le 16 février 1848 à Trévières, dans le Calvados. Son père était officier de santé, autrement dit médecin, et ses deux grands-pères notaires. Après avoir passé une partie de son enfance à Rémalard, dans l’Orne (de 1849 à 1858), il entra, en octobre 1859, comme pensionnaire au collège des Jésuites de Vannes, d’où il fut renvoyé, le 9 juin, sous prétexte de mauvaises notes.

     

    Dans son troisième roman, Sébastien Roch, paru en mars 1890, Octave Mirbeau se révèle alors sous le personnage d’un enfant détruit par ses années passées dans un collège de jésuites et les viols de son esprit et de son corps par l’un des prêtres qui le fit chasser honteusement du collège, pour de prétendues “amitiés particulières” qu’il aurait lui-même entretenues avec son seul ami et confident, l’élève Bolorec. Cette expérience destructrice pourrait expliquer la plume au vitriol avec laquelle Octave Mirbeau, à l’âge adulte, dénoncera, dans ses écrits, nombre de sujets tabous de la Belle Époque.

     

     

     

     

     

    Octave Mirbeau, jeune étudiant en Droit au Quartier Latin

                  3 Octave Mirbeau, jeune étudiant en Droit au Quartier Latin.

     

    Après son renvoi du collège des Jésuites de Vannes, Octave Mirbeau fut pensionnaire au collège Delangle de Caen où il prépara son baccalauréat. Ce n’est qu’à sa troisième tentative qu’il obtint, en 1886, ce premier grade universitaire (le mot baccalauréat serait une altération du bas-latin bachalariatus, désignant un rang de débutant d'abord dans la chevalerie, puis dans la hiérarchie religieuse et universitaire. Émile Littré).

     

     

     

     

     

     

    L’étudiant en Droit polard ou bûcheur

    4 L’étudiant en Droit polard ou bûcheur (autrefois, des étudiants en droit portaient la faluche avec liséré rouge).

     

     

    Étudiant en Droit : celui qui étudie le Droit (Émile Littré). Il s’inscrivit, en 1867, à la Faculté de Droit de Paris, place du Panthéon, afin de devenir notaire comme ses deux grands-pères. Mais les cours de ses Professeurs et les Codes l’ennuyaient tellement qu’il abandonna bien vite le statut de polard (étudiant qui passe tout son temps dans ses bouquins) pour celui de festif (étudiant qui passe tout son temps à boire et à s’amuser).

     

     

     

     

     

     

    Joyeux étudiant au Quartier Latin (dessin de Paul Merwart. 1896). 

        5 Joyeux étudiant au Quartier Latin (dessin de Paul Merwart. 1896).

     

    Il faut que jeunesse se passe. Adieu donc les bancs de la Faculté, son Doyen et ses Professeurs en robe rouge et noire, les notes de cours, les examens de Droit et les espérances d’une charge de notaire provincial en redingote de casimir noir et cravate blanche. Octave Mirbeau préféra partir à la découverte des plaisirs du Quartier Latin.

     

     

     

     

     

     

    Octave Mirbeau, en 1916, un an avant sa disparition (16 février 1917).

      6   Octave Mirbeau, en 1916, un an avant sa disparition (16 février 1917).

     

    Mais Octave Mirbeau attrapa surtout au Quartier Latin le virus de l’écriture (du latin virus : suc, bave, poison) au vitriol (sels métalliques du nom de sulfate) pour lequel, aujourd’hui encore, il n’existe aucun remède, à l’exception de la censure officieuse de la presse et de l’édition. Jean-Paul Sartre, dans « Les mains sales », écrira même qu’Octave Mirbeau était « irrécupérable » !

     

    D’abord, Octve Mirbeau exerça comme « prolétaire de lettres », rédigeant, sous la signature d’autres personnes, des éditoriaux, des comptes rendus des Salons de 1874, 1875 et 1876 (il s’y prit de passion pour Corot, Puvis de Chavannes et Manet), des brochures de propagande bonapartiste, etc.

     

    Ensuite, sous son nom, il rédigea des articles dans divers journaux (L’Ariégeois-Querelles clochemerlesques ; Le Gaulois, Paris Journal, Le Figaro d’où il fut chassé après  un article à scandale contre la cabotinocratie ; Paris-Midi–Paris-Minuit; Les Grimaces).

     

    Puis, comme auteur anonyme, il écrivit, de 1881 à 1886, plus d’une dizaine de romans (notamment La belle Madame Le Vassart), et de contes et nouvelles (Noces parisiennes et Amours cocasses).

     

    Enfin, à partir de 1886, il fut l’auteur, sous son nom, de nombreux romans dont certains connurent de grands succès de ventes et parfois de scandales (Le Calvaire [1886] ; Le Jardin des supplices ([1899] ; Le Journal d’une femme de chambre [1900] ; Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique  [1901]), et de pièces de théâtre (triomphe mondial avec Les affaires sont les affaires [1903]), tout en continuant à manier ses autres plumes de journaliste, de pamphlétaire et de critique d’art défenseur des impressionnistes.

     

     

     

     

     

     

    Dingo, d’Octave Mirbau (édition de l’an MCMXIII [1913], Henri Jonquières & Cie, éditeurs. Paris).

    7. Dingo, d’Octave Mirbau (édition de l’an MCMXIII [1913], Henri Jonquières & Cie, éditeurs. Paris).

     

    C’est en mai 1913, alors qu’il était malade et tombé dans l’oubli éditorial, qu’Octave Mirbeau publia chez Fasquelle, son ultime roman : Dingo. Il reprit pour cet ouvrage le texte qu’il avait pré-publié en feuilleton dans Le Journal.

     

    Octave Mirbeau n’étant plus en état d’écrire en raison de sa maladie, l’ouvrage fut achevé, sur ses indications, par Léon Werth, un autre auteur de roman, devenu célèbre pour la dédicace que son ami, Saint-Exupéry, lui avait dédié sur la page de garde du Petit Prince, en ces termes :

     

    « À Léon Werth.

    Je demande pardon aux enfants d'avoir dédié ce livre à une grande personne. J'ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j'ai au monde. J'ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J'ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d'être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l'enfant qu'a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d'abord été des enfants. (Mais peu d'entre elles s'en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace :

    À Léon Werth quand il était petit garçon »

    — Antoine de Saint Exupéry, Le Petit Prince

     

     

     

     

     

    Le notaire provincial selon Octave Mirbeau (Dingo. 1913)

    8 Dingo, « un chien tout à fait mystérieux et dont l’immoralité est prodigieuse » (Octave Mirbeau).

     

    Tel maître, tel chien.  Le héros de ce roman est Dingo, le chien bâtard d’Octave Mirbeau. Le narrateur du roman en profite pour révéler les pensées de ce chien et dialoguer avec lui. Mais les pensées et les paroles de Dingo ne sont rien d’autres que celles d’Octave Mirbeau, qui en profite pour dépeindre avec son humour dévastateur, renforcé par celui de Léon Werth, le notaire rural ou provincial.  

     

     

     

     

     

     

    Antichambre  de notaire provincial (Emmanuel  Fougerat. Salon de Paris. 1908)

    9 Antichambre  de notaire provincial (Emmanuel  Fougerat. Salon de Paris. 1908).

     

        C’est donc par l’intermédiaire de son chien Dingo qu’Octave Mirbeau s’en prend au notaire rural ou provincial, durement et sévèrement avec une teinte d’ironie aigre. En voici des extraits, illustrés d’images et de chromos anciennes dont aucune n’est tirée des diverses éditions de ce livre.

     

     

     

     

     

    44 Le notaire provincial selon Octave Mirbeau (Dingo. 1913)

                               10 Maître Léonce Vertbled, notaire à Ponteilles

     

           Maître Anselme Joliton était notaire à Ponteilles depuis douze ans. Il avait succédé à maître Léonce Vertbled. Selon le rythme habituel, maître Vertbled, après vingt années d’exercice loyal et de confiance universelle, était parti un matin d’avril — ô joies du printemps — avec tout l’argent déposé dans son étude, tout l’argent de la Fabrique, dont il était le trésorier, tout l’argent d’un certain baron de Vissepet dont il gérait les propriétés, pour le compte de qui il touchait fermages, arrérages et redevances, et qui se tua, le pauvre baron, découragé à la pensée qu’il devrait désormais les toucher lui-même, ce dont il ne se sentait pas capable…

     

        Le plus douloureux, ce n’était pas ce que maître Vertbled emportait, c’était ce qu’il laissait… Non seulement maître Vertbled était un génial voleur, c’était un puissant ironiste. Il laissait une situation tellement inextricable, au point de vue des attributions hypothécaires, et même des origines de la propriété dans tout le canton, qu’il en résulta de nombreux procès, dont quelques-uns se plaident encore, se plaideront longtemps, se plaideront peut-être toujours. Presque tout le pays fut ruiné, plus que ruiné, bouleversé de fond en comble. Il semblait qu’une révolution sociale fût passée sur lui. Par suite de faux, par suite de manœuvres frauduleuses, comme on n’en avait pas encore vu jusqu’ici, il arriva que certains furent dépouillés de terres qu’ils possédaient de père en fils, légitimement. D’autres se virent attribuer des terres qu’ils ne possédaient pas. Personne ne savait plus ce qu’il avait ou ce qu’il n’avait pas. Effroyable gabegie, dont on ignore à l’heure actuelle si l’on sortira un jour…

     

     

     

     

     

    44 Le notaire provincial selon Octave Mirbeau (Dingo. 1913)

                               11 Maître Anselme Joliton, notaire à Ponteilles

     

            C’est dans ces conditions difficiles que maître Anselme Joliton, clerc principal dans une petite ville de la Touraine, arriva, inconnu à Ponteilles. Il ne fut pas accueilli à coups de fourche; on le reçut comme un sauveur. Un moment, on avait même craint qu’il n’arrangeât la situation extraordinaire laissée par maître Vertbled, qu’il remît les choses à leur vraie place, les propriétés à leurs véritables propriétaires. Par bonheur, il n’en fut rien. Cette situation, il la compliqua encore. Cela lui valut d’emblée la confiance de tout le monde. Durant douze ans d’ailleurs, il se montra digne de cette confiance. On se disait ce qu’on s’était dit de maître Vertbled, ce qu’on s’était dit du prédécesseur de maître Vertbled, ce qu’on s’était dit de tous les notaires qui, depuis qu’il y a des notaires, s’étaient succédé à Ponteilles… — Au moins, celui-là… à la bonne heure!...

     

     

     

     

     

    44 Le notaire provincial selon Octave Mirbeau (Dingo. 1913)

                    12 Maître Anselme Joliton et son épouse, la notairesse.

     

         … Maître Anselme Joliton était un homme de quarante-cinq ans, rondelet, grassouillet, obséquieux. Il avait conservé la mode ancienne des redingotes très longues et des cravates blanches. Un chapeau haut de forme en feutre mat couvrait en toutes saisons, à toutes heures du jour même les plus matinales, sa tête ronde, strictement rasée, qu’encadraient sur la nuque, d’une oreille à l’autre, des boucles de cheveux châtains, prématurément mêlés de cheveux gris. La mine papelarde, le nez charnu, l’oreille plate et détachée, la peau d’une graisse un peu jaune, la bouche toute mouillée de politesses, toute fleurie de sourires, le linge douteux, il avait l’air d’un chanoine. Un chanoine parfois un peu triste. Marié, sans enfants, on ne voyait jamais sa femme qui, malade, disait-on, d’une neurasthénie incurable, passait ses journées à pleurer, étendue sur une chaise longue, dans sa chambre, dont les persiennes restaient toujours fermées. Il vivait modestement. La domesticité se composait d’une femme de ménage et du second clerc, qui s’initiait aux mystères du notariat, en balayant la maison et cirant les chaussures, en s’occupant du cheval et de la voiture. Il s’occupait aussi du jardin… Ah! Ce n’était pas l’existence que maître Anselme Joliton avait rêvée. Il eût aimé recevoir des amis… donner quelques dîners intimes à des clients importants et sympathiques. Bien à regret, il avait dû renoncer à ces joies, justement à cause de sa pauvre, de sa chère malade, incapable de diriger la maison et qui ne voulait voir personne. — Une vie brisée… soupirait-il… Par malheur, on ne me laisse pas l’espoir du moindre changement… C’est bien triste… Mais chacun a sa croix sur la terre… Et il ajoutait, en rassemblant dans son regard résigné toutes les mélancolies qui sont éparses dans la vie : — Tout de même… Je n’ai pas eu de chance… Nous aurions pu être heureux… Ma femme était si bonne musicienne… Elle joue du piano, comme un ange…

     

     

     

     

     

    Le notaire provincial selon Octave Mirbeau (Dingo. 1913)

    13 Maître Anselme Joliton en voyage d’affaires à Paris : « Alors, enfant volage et sans scrupules, tu n’as pas honte de me tromper, moi un homme marié » (Le Rire, 7 avril 1906. Dessin de Lucien Métivet. Source gallica.bnf.fr.).

     

      Au moins une fois par semaine, il allait à Paris, très luisant, très pommadé, très brossé, sous le bras une lourde serviette de maroquin, bourrée de papiers. Comme on le plaisantait sur ces très fréquents voyages, il répondait avec une expression de lassitude et d’ennui : — Les affaires!… ah! les affaires!… Le travail… je n’ai plus que ça… Que voulez-vous? On sut plus tard — trop tard — que les affaires de maître Anselme Joliton — histoire banale — c’était une petite téléphoniste qu’il entretenait d’amour et de quatre-vingt-dix francs par mois… Une petite femme de seize ans, sa payse de la Touraine, qu’il trompait d’ailleurs avec des dames plus élégantes des Folies-Bergère, de l’Olympia et du bal Tabarin.

     

     

     

     

     

    Chez le notaire rural, huile sur toile de Jossot, 1911

    14 Chez le notaire rural, huile sur toile de Jossot, 1911. « Le paysan croit en Dieu, parce que Dieu parle en latin; il croit au notaire, parce que le notaire écrit en jargon » (Octabe Mirbeau. Dingo).

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La fourrière des chiens (Grandville.1842)

                                  15 La fourrière des chiens (Grandville.1842)