• Au Jardin du Luxembourg avec Toto (Alphonse Allais)

     

     

     

     

    Au Jardin du Luxembourg avec Toto (Alphonse Allais)

     1. Réponse d’enfant (L’Album Comique de la Famille. 1904. Source: BnF).

         -   Nous sommes trois, Monsieur : Marie, Jeanne et Toto. C’est moi qui suis Toto.

     

     

     

     

     

    Avez-vous Le Sourire ? (affiche de Grün représentant le rédacteur en chef du Sourire, Alphonse Allais, dessiné par Leonetto Cappiello (1900)

    2. Avez-vous Le Sourire ? (affiche de Grün représentant le rédacteur en chef du Sourire, Alphonse Allais, dessiné par Leonetto Cappiello (1900). 

     

    Alphonse Allais (1854-1905), l’un de nos plus grands écrivains humoristes, fut le premier rédacteur en chef du journal hebdomadaire Le Sourire. Lancé en août 1989, ce journal connut près de 2000 numéros jusqu’à la fin de sa publication, le 30 septembre 1939. 

     

     

     

    Alphonse Allais : à consommer sans modération

                               3. Alphonse Allais : à consommer sans modération.

     

     

    Toto au Luxembourg est une nouvelle d’Alphonse Allais, intégrée dans un ouvrage paru en 1893, à Paris, chez Paul Ollendorff, sous le titre Le Parapluie de l’escouade.

    À sa manière loufoque, Alphonse Allais explique, dans la préface, la raison du titre de l’ouvrage, complètement étranger aux nouvelles réunies :

     

     

          J’ai intitulé ce livre LE PARAPLUIE DE L’ESCOUADE pour deux raisons que je demande, au lecteur, la permission d’égrener devant lui.

             1º Il n’est sujet, dans mon volume, de parapluie d’aucune espèce ;

             2º La question si importante de l’escouade, considérée comme unité de combat, n’y est même pas effleurée.

        Dans ces conditions-là, toute hésitation eut constitué un acte de folie furieuse : aussi ne balançai-je point une seconde.

       J’ai la ferme espérance que cette loyale explication me procurera l’estime des foules et que ces dernières achèteront, par ballots, LE PARAPLUIE DE L’ESCOUADE, tant pour leur consommation propre que pour envoyer à leurs amis de la République Argentine.

                                                                               

                                                                                                 L’auteur. 

     

     

     

     

     

     

    Luxembourg Gardens. William Glackens, c. 1900 (National Gallery of Art. Corcoran Collection. Museum Purchase, William A. Cjark Fund)

    4. Luxembourg Gardens. William Glackens, c. 1900 (National Gallery of Art. Corcoran Collection. Museum Purchase, William A. Cjark Fund).

     

     

     

    Voici le texte complet de cette nouvelle. Dans la mesure où l’auteur emploie souvent des mots populaires de son époque, parfois tombés dans l’oubli, j’ai essayé d’en donner les définitions en fin du texte (il s'agit des mots que j'ai mis en caractères gras dans le texte d'Alphonse Allais).

     

     

     

                                                                  TOTO AU LUXEMBOURG

     

         Toto, un jeune gentleman de cinq ans et demi, passait tous ses loisirs, c’est-à-dire ses matinées et ses après-midi, au jardin du Luxembourg. Là, par ses façons avenantes et pas fières, il s’était créé quelques relations dans le monde des potaches (1) et des étudiants. Sa bonne le laissait agir à sa guise, et tandis qu’elle jacassait avec les nounous ses payses (2), Toto circulait dans les groupes, appelant chacun de son nom, et distribuant gravement de grandes poignées de main.

     

        Malheureusement, cette belle existence est terminée. Un jour, Toto est venu au Luxembourg avec sa maman, et cette dernière a pu s’assurer que l’éducation du jeune homme avait fait de trop rapides progrès dans une regrettable direction.

     

    — Dis donc, m’man ! avait dit Toto.

    Quoi, Toto ?

    Tu vois c’te p’tite blonde qui passe là, toute frisée avec ses cheveux sur l’front ?

    Eh bien ?

    Tu sais pas comment qu’é s’appelle ?

    Non, Toto.

    Eh bien, moi, je l’ sais… É’ s’appelle Alida Veau-d’Or.

    Alida (3)… ?

    Veau-d’Or (4)… Tu sais, comme le veau d’or que Moïse a fichu par terre, dans l’histoire sainte, que les Juifs étaient si colère… Tu sais bien ?

    Et comment sais-tu le nom de cette dame ?

    C’te dame ?… D’abord, c’est pas une dame.

    Demoiselle, alors ?

    Demoiselle non plus… C’est une grenouille (5).

    Une grenouille !!!

    — ???

    Oui, une grenouille… Ah ! oui, toi, tu connais qu’ les grenouilles dans les mares à la campagne. Eh ben ! à Paris, y en a aussi, des grenouilles, seulement c’est pas les mêmes grenouilles.

    Et, à Paris, qu’est-ce que c’est que les grenouilles ?

    Comment, à ton âge, tu sais pas encore ce que c’est que des grenouilles ?

    Toto, je te prie d’être poli. On ne parle pas comme ça à sa mère.

    Mais, m’man, je suis poli avec toi, seulement j’peux pas m’empêcher d’être épaté !

    Épaté !… Mais, quelles drôles d’expressions tu as depuis quelque temps ! Tu me feras le plaisir de renoncer à tous ces vilains mots.

    Des vilains mots !… Ah ! zut, alors ! C’est toujours des vilains mots, avec toi. J’dirai pus rien, v’là tout !

     

    Toto boude une grande minute, puis se ravisant tout à coup :

    À propos, j’ t’ai pas dit ce que c’est qu’les grenouilles à Paris.

    Qu’est-ce que c’est ?

    Eh ben, c’est des petites femmes qui sont comme des bonnes dans les cafés ; seulement, tu sais, des chouettes bonnes, bien peignées, avec des chic robes et des petits tabliers blancs, et puis des petits sacs accrochés à la ceinture.

    Ah !

    Il y en a qui sont rud’ment gentilles.

    Ah bah !

    Mais oui… Si tu veux, nous repasserons par la rue de Vaugirard (6).  J’ connais un café où qu’é sont tout l’temps à la porte… J’te les montrerai. J’en connais une justement, une qui s’appelle Titine (7).

     

    La maman de Toto pousse un cri d’horreur.

    Comment, tu connais une de ces créatures ?

     

    Toto paraît stupéfié de l’indignation maternelle.

    Pourquoi qu’ tu les appelles des créatures ? É sont pas méchantes du tout, pourtant.

    Je te défends absolument, tu entends bien, Toto, de fréquenter ce monde-là !

    Bon… bon. T’emballe pas, m’man, t’emballe pas ! J’ fréquent’rai pas ce monde-là, comme tu dis.

    Et puis, si tu n’es pas plus convenable, je te ferai corriger par ton père.

    Oh ! la ! la ! Avec ça que p’pa, quand il était étudiant, il allait pas voir les grenouilles ! Et moi, quand j’ serai étudiant, avec ça qu’ je m’ gênerai !

     

    La maman reste confondue de tant de perversité précoce. Tout à coup débouche une troupe de touristes anglais qui se rendent au musée.

     

    Toto fait autour de sa bouche un entonnoir avec ses deux mains, et de sa voix la plus tumultueuse :

    Ohé, les Angliches !… Ohé, les Angliches !

     

    Les Angliches (8), ainsi interpellés, se retournent, et, méprisant leur microscopique blasphémateur, continuent vers le musée leur marche triomphale et saccadée.

     

    La maman est devenue rouge de honte et de confusion. Toto s’en aperçoit et sourit supérieurement :

    Ça t’épate, ça ?… Eh ben, qu’est-ce que t’aurais dit l’aut’ jour !… Imagine-toi que v’là une voiture d’Anglais qui s’arrête devant l’ Panthéon… Alors y avait un bonhomme qui leur expliquait tout haut, en anglais, c’ que c’était qu’ le Panthéon… Alors, v’là un poivrot qui s’amène et qui s’ met à les attraper, comme j’ faisais tout à l’heure : « Ohé, les Angliches !… Ohé, les Angliches !… » Les Angliches étaient furieux… Alors le pochard (9) est parti en leur faisant comme ça… Et puis il leur a dit : « Quand vous verrez l’ prince de Galles, vous lui direz que j’ l’em… ! »

     

    Et Toto reproduit exactement la scène.

    Les derniers mots, il les hurle au grand complet, en les rythmant sur ce geste bien connu qui s’appelle, dans les régiments, tailler une basane (10).

     

    La maman de Toto ne sait plus où elle en est. Fiévreusement, elle saisit le poignet de son fils, et s’enfuit, éperdue.

     

    Et voilà pourquoi le parc des Médicis (11) est désormais interdit à Toto, jeune gentleman de cinq ans et demi.

     

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    1. Potaches. Collégiens, lycéens.

     

    2. Payse. Féminin de pays, désigne une femme ou une fiancée qui attend son homme au pays.

     

    3. Alida. Prénom d’une femme souvent craquante et extravagante qui, tout en ayant beaucoup de soupirants, recherche plutôt un homme seul et non possessif pouvant l’admirer.

     

    4. Veau-d’Or. Désignant aujourd’hui l’argent comme idole, le « veau d’or » apparaît dans la Bible. Alors que Moïse faisait l’ascension du mont Sinaï, pour y recevoir les Tables de la Loi, les Hébreux, pensant qu’il ne reviendrait pas, demandèrent à Aaron de leur construire une idole, en fondant les boucles d'oreille, les bracelets et les colliers en or de leurs femmes et enfants. Avec cet or, Aaron construisit un jeune taureau, le « veau d’or » que les hébreux adorèrent aussitôt jusqu’au retour de Moïse qui, furieux d’une telle idolâtrie, pour obtenir le pardon de Dieu, fit massacrer plusieurs milliers des coupables.

     

     5. Grenouille. Dans l’ancien argot, une Grenouille désignait une femme stupide et bavarde ou encore une prostituée coureuse des bals publics de Paris et de sa banlieue.

     

    6. Rue de Vaugirard. En plein cœur du Quartier Latin, donnant sur la grille d’entrée du Jardin du Luxembourg, cette rue abritait notamment un couvent des religieuses du Calvaire, une école communale où le petit Jacques Prévert suivit ses premières classes buissonnières, et des cafés fort accueillants la nuit tombée.

     

    7. Titine. Diminutif familier de divers prénoms féminins (Christine, Martine, Clémentine, etc.). Aujourd’hui, dans l’argot des banlieues, il désigne également une voiture.

    8. Angliches. En argot, Anglais.

    9. Pochard. Personne dont la tenue et l’aspect révèlent qu’il s’adonne à la boisson. Synonymes : ivrogne, poivrot, soûlot… 

    10. Tailler une basane. Geste de voyous consistant à s’administrer une claque sur la cuisse et à relever vivement jusqu’au bas ventre la main, paume ouverte, les quatre derniers doigts battant l’air. L’expression remonterait aux soldats de cavalerie qui exécutaient ce geste sur la basane de leur culotte.

     

     

     

    Alphonse Allais par Leonetto Cappiello (1900)

                                     5. Alphonse Allais par Leonetto Cappiello (1900).