• Les étudiants de Paris de Gavarni (2/6)

     

     

     

    Les étudiants devant l’entrée de l’École de Droit, place du Panthéon, vers 1840 (undetermined)

    1 Les étudiants devant l’entrée de l’École de Droit, place du Panthéon, vers 1840 (undetermined)

           

       Voici donc, pour aujourd’hui, le texte complet intitulé Les Étudiants, du poète, romancier et critique d’art, Théophile Gauthier (né en 1811, décédé en 1872), qui servit de préface à une réédition, en 1947, par J. Hetzel, des dessins de Gavarni des Étudiants de Paris, tirés sur blanc*. Je l’ai complété de quelques illustrations et définitions.

     

    * Les épreuves d’une lithographie dîtes sur blanc désignent celles qui, une fois la pierre dessinée, sont tirées sur du papier blanc épais et écoulées à la pièce ou réunies en séries, avant qu’il ne soit procédé aux tirages de presse pour les journaux ou les livres.

     

     

     

     L’étudiant allemand de l’université d’Heidelberg et « son pipe » (chromo La belle Jardinière)

    2 L’étudiant allemand de l’université d’Heidelberg et « son pipe » (chromo La belle Jardinière).

     

              " Les étudiants de Paris, c'est-à-dire, les Élèves de l'École de Droit et de Médecine, sans présenter un cachet d'originalité aussi fortement prononcé que les étudiants d'Heidelberg et d'Iéna, sans se séparer des Philistins* ou bourgeois par des nuances aussi tranchantes, ont pourtant un type très marqué, une physionomie toute particulière. Ils ne mettent pas à leurs folies de jeunesse la solennelle extravagance, le désordre traditionnel et dogmatique des étudiants allemands; ils n'ont pas de statuts sur la manière précise de faire du vacarme ; mais, pour être plus abandonnés à la fantaisie individuelle, ce n'en sont pas moins des tapageurs remplis de moyens, et chez qui l'inspiration du moment remplace heureusement la science... ".

     

    Le Philistin* désignait, à l’époque, de manière péjorative, celui qui, inculte ou borné, était fermé aux choses de l’art, de la littérature et de l’esprit. Ce mot était donc synonyme de béotien et de bourgeois (dictionnaire du CNRTL, en free access).

     

     

     

     

    Les étudiants de Paris de Gavarni

                                  3 Les étudiants français de l’université de Paris (Droit et Médecine)

    « Eh ! mon cher, ne te plains pas ! tu seras médecin, je serai procureur du roi : quand tu seras obligé d’avoir du talent je serai forcé d’avoir des mœurs. C’est ça qui sera dur ! » (Lithographie extraite de l’Album Comique par Gavarni,  publié en 1839-1840). 

     

            " Maintenant, surtout en France, toute distinction de costume tend à s'effacer ; et pourtant, parmi les jeunes gens, l'étudiant est reconnaissable au premier coup d'œil, non qu'il ait la redingote de velours noir à brandebourgs, le pantalon gris collant, les bottes à cœur, les cheveux à la Sand, la blague à tabac et la casquette bigarrée aux armes de Prusse ou de Bavière des Burschen* d'outre-Rhin ; mais la redingote bourgeoise, le pantalon ordinaire prennent sur lui une tournure toute caractéristique : les parements sont plus renversés, la taille plus fine, le pantalon, où les mains s'enfoncent dans de vastes poches, affecte une ampleur à la Mameluk ou à la Cosaque ; les gilets sont taillés sur le patron de celui que portait feu M.de Robespierre, le jour de la fête de l'Être suprême : cette coupe a pour but de vexer le gouvernement ; car l'étudiant est de l'opposition comme toute âme honnête et qui ne connaît pas la vie... ".

     

    Burschenschaft* (au pluriel : Burschenschaften) est une forme traditionnelle de société d’étudiants allemands qui avait été créée, en 1815, à l’université d’Iéna dans l’État fédéré de Thuringe. 

     

     

     

    Perspective de la rue Saint-Jacques dans les années1900 (ND Phot)

                              4 Perspective de la rue Saint-Jacques dans les années1900 (ND Phot).

     

             " Les étudiants habitent le Quartier latin; on entend par là, la rue Saint-Jacques* et les rues et places adjacentes, à peu près les mêmes endroits où se logeaient au moyen âge les nations de l'Université..."

     

    *Divers ouvrages du XIXème siècle mentionnent que nos Jeunes Messieurs, censés étudier le Droit ou la Médecine à Paris, sont logés à proximité du Jardin du Luxembourg, rue de La Harpe, rue Saint-Jacques ou rue d’Enfer (cette dernière rue a été en partie supprimée lors du percement du boulevard Saint-Michel en 1859. Sa partie restante a été renommée rue Denfert-Rochereau en 1878).

     

    « Si là rue de la Harpe est le séjour obligé de tout étudiant qui n'en est qu'à sa première inscription, la rue Saint-Jacques est le séjour probable de l’étudiant qui s'apprête à passer son second examen de licence en Droit, et je ne répondrais pas que les zélés et studieux travailleurs qui aiment à feuilleter leur code dès le matin sous les ombrages frais du Luxembourg, ne vinssent depuis quelques années, se loger rue d'Enfer, pour se préparer à leur troisième examen de licence… » (M. Cordelier Delanoue, La rue Saint Jacques, in Le Livre des Cent-et-Un, tome 13ème. 1833, p. 151. Paris, chez Ladvocat, Libraire. En libre accès sur le site Gallica de la BnF).

     

    *La rue Saint-Jacques (Vème arrondissement), dénommée au XIIème siècle Grande-rue du petit-Pont, commence à la place du Petit-Pont et finit au boulevard de Port-Royal, tout en étant bordée, à mi-chemin, par les murs et le portique de l’entrée principale de la Faculté de Droit (aujourd’hui le Centre Panthéon), dessiné et construit par Louis-Ernest Lheureux entre 1893 et 1898. 

     

     

    Les étudiants de Paris de Gavarni (2/6)

    5 L’étudiant dans son garni du Quartier latin (Lithographie extraite de l’Album Comique par Gavarni  publié en 1839-1840).

     

    " Ils demeurent dans des garnis* qui mériteraient plutôt le nom contraire, et qui ont besoin, pour se justifier, du vers de Déranger : Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans..."

     

     *Les garnis désignent les chambres de bonne meublées (elles sont garnies de quelques meubles), au dernier étage d’immeubles bourgeois, qui étaient louées notamment à des étudiants sans fortune.

     

     

     

    À la recherche de son fils dans le Quartier latin » (dessin d’Eustache Lorsay dit Lampsonius ou Lampsonier)

    6 « À la recherche de son fils dans le Quartier latin » (dessin d’Eustache Lorsay dit Lampsonius ou Lampsonier avec cette légende que j’ai recopiée ci-dessus. In Lampsonier, Etrangers et provinciaux, J. Hetzeln 1869, vol. 4, p. 1-3. Source Gallica BnF).

     

        " Car le budget de l'étudiant est assez minime, il varie de douze à quinze cents francs par an. Les Matadores*, les Grésus**, ont deux mille francs : ce chiffre modique est adopté par les parents même aisés, dans le but d'empêcher leurs fils de se corrompre avec des filles d'Opéra (style Louis XV), et de les réduire autant que possible à la société du code et des cadavres de l'amphithéâtre!..."

     

    *Matador et **Crésus (et non Grésus) désignent des personnes importantes et puissantes réputées pour leurs richesses : « un matador de la finance » (Balzac, Vieille fille, 1836, p. 275) ; « être riche comme Crésus », du nom du dernier roi de Lydie (ancien pays d'Asie Mineure, proche de la mer Égée) qui s’était enrichi grâce à un fleuve, le Pactole, lequel, dans l’Antiquité, charriait des paillettes d’or !

     

     

    L’étudiant de l’École de Droit en quête d’amusements non codifiés (dessin de Bertall, in Le Diable à Paris, série 3, Instituteurs et institutions, Paris comique, J. Hetzel. 1868)

    7 L’étudiant de l’École de Droit en quête d’amusements non codifiés (dessin de Bertall, in Le Diable à Paris, série 3, Instituteurs et institutions, Paris comique, J. Hetzel. 1868). 

     

         " Mais vous sentez bien que des jeunes gens, dont le plus âgé n'a pas vingt-cinq ans, ne peuvent se contenter pour tout amusement de regarder les tranches multicolores du vénérable bouquin qui renferme nos lois, ou les mille ramifications d'une veine ou d'un nerf mis à nu par le scalpel d'un savant préparateur. Le code civil et l'anatomie manquent essentiellement de gaieté, aussi les étudiants cherchent-ils d'autres moyens de récréation..."

     

     

     

    La grisette dite étudiante de Paris (dessin milieu du XIXème siècle)

                                  8 La grisette dite étudiante de Paris (dessin milieu du XIXème siècle).

     

         " Le Quartier latin est peuplé d'une foule de grisettes* d'un genre particulier et qu'on nomme les étudiantes, bien qu'aucun observateur n'ait pu encore déterminer le genre de science qu'elles cultivent. — Ce sont, la plupart du temps, de bonnes filles, capables souvent de fantaisies tendres, d'amour quelquefois, qui travaillent peu, dansent beaucoup, se nourrissent d'échaudés et s'abreuvent de bière. Leur morale est celle du chantre de Lisette..."

     

    * La grisette ou l’étudiante du Quartier Latin désignait, dans le milieu du dix-neuvième siècle, une jeune femme qui suivait ou accompagnait nos Messieurs qui étudiaient à l’université.

     

    Le Littré définissait la grisette de la manière suivante : « Jeune fille de petite condition, coquette et galante, ainsi nommée parce qu'autrefois les filles de petite condition portaient de la grisette » (casaque grise que portaient les femmes du peuple). De son côté, Le Dictionnaire Universel Larousse de 1870 reproduisait une citation teintée d’ironie : «  Le Quartier Latin est peuplé d’une foule de grisettes d’un genre particulier et qu’on nomme les Étudiantes, bien qu’aucun observateur n’ait encore pu déterminer le genre de science qu’elles cultivent ». (T. Gaut).

                                               

    La grisette désignait donc la bonne amie de notre étudiant de la Sorbonne, en droit ou en d’autres sciences, se plaisant aux choses légères et sans importance. L’étudiant fréquentait (ou était censé fréquenté) les cours à l’université ; l’étudiante fréquentait l’étudiant !  

     

     

     

    Les étudiants de Paris au bal de la Grande-Chaumière (dessin d’A. Belloquet, gravé par Maximilien Perrin)

    9 Les étudiants de Paris au bal de la Grande-Chaumière (dessin d’A. Belloquet, gravé par Maximilien Perrin). 

     

       " - C'est à la Grande Chaumière*, à l'Élysée des Dames ou autres lieux plus ou moins champêtres que les rencontres ont lieu.

     

         La connaissance est bientôt faite : la jeunesse est confiante. Une contre-danse sert d'entrée en matière à ces amours que les vaudevillistes prétendent avoir vécu longtemps lorsqu'ils ont duré toute une semaine /Les déclarations ont pour accompagnement cette pantomime que le père Lahire a tant de peine à contenir au majestueux, et qui semble avoir été inventée pour le désespoir des sergents de ville, car l'étudiant est passé maître dans la cachucha française! il en sait tous les secrets, toutes les finesses. Chaque jour, ou plutôt chaque soir, il invente de nouvelles figures qui nécessitent de nouvelles appellations et enrichissent le vocabulaire d'une foule d'expressions que n'avait pas prévues le Dictionnaire de l'Académie; les verbes clialouper, baliuter et leurs dérivatifs appartiennent à cette catégorie..."

     

    *En 1840, la Chaumière ou Grande Chaumière, située au-delà de la barrière de l’octroi, à la hauteur du n° 120 du boulevard du Montparnasse, était un bal bon marché très apprécié des étudiants qui s’y rendaient avec leurs compagnes dénommées les biches étudiantes ou encore les grisettes.

     

          Frédéric Soulié (1800-1847), un étudiant en droit devenu un auteur dramatique aussi célèbre, à l’époque, qu’Honoré de Balzac, Eugène Sue et Alexandre Dumas, dans sa comédie L’étudiant, qui met en scène un étudiant en Droit et un étudiant en Médecine du Quartier latin, fait chanter à l’un d’eux ce couplet :  

     

                                     Messieurs les étudiants

                                     S’en vont à la Chaumière

                                     Pour y danser l’Cancan

                                    Et la Robert Macaire (danse très osée du nom du célèbre bandit). 

     

     

     

    L’étudiant et sa grisette sous le règne de Louis-Philippe en 1833 (dessin de Gavarni. ND Phot).

    10 L’étudiant et sa grisette sous le règne de Louis-Philippe en 1833 (dessin de Gavarni. ND Phot).

     

          " Comme Gavarni a saisi admirablement le chic de l'étudiant ! Comme ce sont bien là les allures, le léger dandinement, le chapeau posé d'un air crâne sur le coin de l'oreille, l'œillet à la boutonnière, la moustache en croc du carabin ou du droitier de troisième année ! Et l'étudiante! Comme il connaît à fond les bibis aux passes imperceptibles, les petits bonnets, les tartans et les châles de soie, les fins brodequins aile de hanneton, les robes de foulard, les tabliers découpés à dents de loup ; toute la toilette leste et pimpante de la grisette matinale ! Avec quelle malice il dessine devant la porte d'une chambrette, à côté d'une grosse paire de bottes, deux jolis cothurnes* au cou-de-pied cambré, à la semelle étroite !..."

     

    *Cothurnes : chaussures de femme à lacets, lanières ou rubans montant jusqu’au mollet (dictionnaire du CNRTL, en free access).

     

     

    Au mont de piété. Chez ma Tante. Dessin d’Honoré Daumier. Source : Paris Musées. Les musées de la ville de Paris

    11 « Un Monsieur au dessous de ses affaires » (Au mont de piété. Chez ma Tante. Dessin d’Honoré Daumier. Source : Paris Musées. Les musées de la ville de Paris. Free access)

     

        " Il n'ignore rien des joies, des plaisirs, des peines et aussi des misères de l'étudiant ; il le suit à la Chaumière, dans le cabinet particulier, au bal masqué, et ne l'abandonne pas même au seuil du mont-de-piété! car l'étudiant, lorsque le quartier de la pension est mangé d'avance et que les aïeux deviennent rebelles à l'extraction de la carotte, va quelquefois chez ma Tante*, le seul parent qui ne fasse jamais de sermons à la jeunesse et lui donne toujours de l'argent; il s'assied à table à côté de lui chez Flicoteaux, et le regarde déchirer d'un air mélancolique un bifteck hasardeux, entouré de peu de pommes déterre ; il écrit sa physionomie et ses mots avec une légèreté de crayon et une finesse de plume incroyables..."

     

    * Chez ma Tante est une expression populaire qui désigne un établissement de prêt sur gage, actuellement le Crédit Municipal, autrefois le Mont-de-Piété. À Paris, l'ouverture officielle du Mont-de-Piété eut lieu, le 9 février 1778, à l'adresse qu'il occupe toujours aujourd'hui, à savoir 55 rue des Francs-Bourgeois, dans le IVème arrondissement. L’origine de l’expression « Chez ma Tante » remonterait au fils du roi Louis Philippe, François d’Orléans, qui prétexta auprès de sa mère, la reine Marie-Amélie, avoir oublié « chez sa Tante » la montre qu’elle lui avait offerte et qu’il avait en fait mis en gage pour honorer une dette de jeu.

     

     

     

    Scène de l’acte IV de l’opéra de Giacomo Puccini : La bohème

                              12 Scène de l’acte IV de l’opéra de Giacomo Puccini : La bohème.

     

       " Mais qu'avons-nous besoin de dire tout cela? Laissons parler ces charmantes gravures où Gavarni a chanté ce vif et brillant poème de la jeunesse, cette Bohême* composée de braves cœurs et de folles têtes, où tout le monde est dupe, où personne n'est fripon ; où la pauvreté n'est que l'assaisonnement du plaisir; car à travers toute cette dissipation apparente, l'étude n'est pas négligée, et l'Espérance, cette compagne de la jeunesse, ouvre ses ailes d'or dans l'azur du lointain..."

     

    Le mot bohême*, qui repose sur la métaphore du peuple bohémien ou tzigane, exprime une manière de vivre, au jour le jour, sans argent et dans une certaine insouciance. Ce mot est entré dans le langage courant avec le roman d’Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, dont l’opéra de Giacomo Puccini, « La Bohème », en est une adaptation. Le roman de Murger met ainsi en scène des jeunes étudiants sans le sou, en musique et en peinture, vivant dans des mansardes en plein cœur du Quartier latin (publié en 1851, ce roman est en libre accès sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France], 

     

     

     

    Comment on fait son droit à Paris  (Lithographie de Derancourt. Estampille de dépôt légal 1847. Paris, éditeur Victor Delarue)

    13 « Comment on fait son droit à Paris » (Lithographie de Derancourt. Estampille de dépôt légal 1847. Paris, éditeur Victor Delarue).

     

        " Ces jeunes fous qui dansent, fument et font l'amour, c'est tout bonnement l'avenir de la France."

                                                                             Théophile GAUTIER.