• Molière, Scapin et les Gens de Justice

     

    Molière, Scapin et les Gens de Justice

                           Scapin dans Les Fourberies de Scapin de Molière

     

     

    Dans une précédente page, j’ai évoqué les études de droit d’un jeune parisien du Quartier des Halles, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673), à l’École de Droit d’Orléans, vers 1640, époque où l’enseignement du droit civil ou droit romain était interdit à Paris (v. rubrique : La Faculté de Droit de Paris, chapitre XI : Les étudiants de Paris à l'Université des Lois d'Orléans). Reçu avocat, il renonça à porter la robe au Palais de Justice pour se consacrer à la comédie (Charles Boullanger de Challuset, dit le Boulanger de Chalussay : Elomire [anagramme de Molière] Hypocondre ou Les Médecins Venges. 1670, en free access sur Gallica.bnf.fr).

     

     

    C’est sans doute l’une des raisons qui explique la maîtrise de Molière dans l’utilisation du langage de la basoche (hommes de lois : juges, avocats, procureurs, etc.), et la description quelque peu acerbe des gens de justice dans plusieurs de ses pièces (en free access sur Gallica.bnf.fr : E. Paringaud, La langue du droit dans le théâtre de Molière, 1861 ; F. Sanlaville, Molière et le Droit, 1913).

     

    Pour mieux s’en convaincre, il suffit de lire ou relire cette scène V de l’acte II des Fourberies de Scapin :

     

    Argante. – Non j’aime mieux plaider.

     

    Scapin. – Eh ! Monsieur, de quoi parlez-vous là, et à quoi vous résolvez-vous ? Jetez les yeux sur les détours de la justice ; voyez combien d’appels et de degrés de juridiction, combien de procédures embarrassantes, combien d’animaux ravissants par les griffes desquels il vous faudra passer, sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges et leurs clercs. Il n’y a pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s’entendra avec votre partie, et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat, gagné de même, ne se trouvera point lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, et n’iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces, ou le rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu. Et quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu’ils aimeront. Eh ! Monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné dès ce monde que d’avoir à plaider ; et la seule pensée d’un procès serait capable de me faire fuir jusqu’aux Indes.

    ………

    Argante. – Je veux plaider.

    Scapin. – Mais, pour plaider, il vous faudra de l'argent. Il vous en faudra pour l'exploit, il vous en faudra pour le contrôle. Il vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, conseils, productions et journées du procureur. Il vous en faudra pour les consultations et plaidoiries des avocats, pour le droit de retirer lé sac et pour les grosses d'écritures. Il vous en faudra pour le rapport des substituts, pour les épices de conclusion, pour l'enregistrement du greffier, façon d'appointement, sentences et arrêts, contrôles, signatures et expéditions de leurs clercs, sans parler de tous les présents qu'il vous faudra faire »). 

     

    Molière, Argante dans les Fourberies de Scapin

     

    Pierre-Jean-Baptiste Chouard dit Desforges dans le rôle d’Argante des Fourberies de Scapin (gravure de Galard, v. 1775).