• Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

     

     

     

     Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

    1 Le Chat, la Belette, et le petit Lapin (fable XVI du livre VII paru en 1678) Fables de La Fontaine / illustrations par Grandville (1803-1847). Editeur Garnier frères, 1927. Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 4-YE-453. http://gallica.bnf.fr/ 

     

     Cette fable met en scène trois animaux qui ressemblent en partie à l’homme (anthropomorphes). Par ordre d’entrée en scène dans le texte, et de gauche à droite sur ce dessin de Jean-Jacques Grandville : une Belette (Dame Belette), un Lapin (Janot ou Jean Lapin), et un Chat (Raminagrobis aussi appelé Grippeminaud).

     

     

     

     

     Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

    2 La Belette : petit mammifère de l’ordre des carnassiers, genre Martre & sous-genre Putois.

     

      Mais si le Lapin et le Chat sont familiers à beaucoup d’entre nous, le premier dans nos assiettes, le second sur nos genoux, en revanche, la Belette, qu’il faut se garder de confondre avec le jeu carte de la belote (ou belotte), est bien souvent étrangère aux gens des villes et des facultés de droit. Aussi, avant de lire cette fable de La Fontaine, voici une courte description, bien peu aimable, de Dame Belette, que j’ai empruntée à divers chromos didactiques Bon-Points, édités à la Belle Epoque pour les sempiternels premiers de la classe :

     

     La belette est un petit mammifère de l’ordre des carnassiers qui se nourrissent exclusivement de la chair crue de la volaille et du gibier, raison pour laquelle elle ne peut être apprivoisée et survivre en captivité.  Elle n’a guère que 25 à 30 cm de long de la tête à la naissance de la queue. La couleur de son corps est fauve blond, mêlé de blanc sous le ventre. Une odeur si pénétrante s’exhale de son corps qu’aucun animal carnassier, s’il n’est pressé par la faim, ne veut en manger.

     

     

     Les chiens osent à peine attaquer la belette, dont ils craignent les dents aigues ; elle prend d’ailleurs un air farouche qui les intimide, et qu’elle accompagne d’un cri perçant.

     

    La belette fait beaucoup de dégâts dans les poulaillers ; mais lorsqu’elle ne peut approcher des basses-cours, elle se rejette sur les souris, les rats, les taupes, qu’elle poursuit jusque dans leurs trous (son corps long et fin lui permet de s’y faufiler). Le plus souvent, elle saigne sa proie au cou pour lui sucer le sang.

     

     

     

     

    Le Chat, la Belette, et le petit Lapin (Gravure à l’eau-forte de Martim Marvie, d'après Jean-Baptiste Oudry, éditions Desaint & Saillant, 1755-1759).

    3 Le Chat, la Belette, et le petit Lapin (Gravure à l’eau-forte de Martim Marvie, d'après Jean-Baptiste Oudry, éditions Desaint & Saillant, 1755-1759).

     

    Le Chat, la Belette, et le petit Lapin

     

    Du palais d'un jeune Lapin
    Dame Belette un beau matin
    S'empara ; c'est une rusée.
    Le Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
    Elle porta chez lui ses pénates un jour
    Qu'il était allé faire à l'Aurore sa cour,
    Parmi le thym et la rosée.
    Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
    Janot Lapin retourne aux souterrains séjours.
    La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
    O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
    Dit l'animal chassé du paternel logis :
    O là, Madame la Belette,
    Que l'on déloge sans trompette,
    Ou je vais avertir tous les rats du pays.
    La Dame au nez pointu répondit que la terre
    Etait au premier occupant.
    C'était un beau sujet de guerre
    Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant.
    Et quand ce serait un Royaume
    Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
    En a pour toujours fait l'octroi
    A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
    Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
    Jean Lapin allégua la coutume et l'usage.
    Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
    Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
    L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
    Le premier occupant est-ce une loi plus sage ?
    - Or bien sans crier davantage,
    Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
    C'était un chat vivant comme un dévot ermite,
    Un chat faisant la chattemite,
    Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
    Arbitre expert sur tous les cas.
    Jean Lapin pour juge l'agrée.
    Les voilà tous deux arrivés
    Devant sa majesté fourrée.
    Grippeminaud leur dit : Mes enfants, approchez,
    Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause.
    L'un et l'autre approcha ne craignant nulle chose.
    Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,
    Grippeminaud le bon apôtre
    Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
    Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
    Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
    Les petits souverains se rapportants aux Rois.
     

     

     

     

     

     

     Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

                                          4 Jean de La Fontaine, né en 1721, mort en 1695

     

     

      Cette fable se présente comme un conte poétique amusant plein de jeux de mots notamment dans l’appellation majestueuse de chacun des trois personnages et leur nature réelle :

     

     

        La Belette, bien que simple voleuse et tueuse de poules, devient « Dame Belette ; « Madame la Belette », ou encore « la Dame au nez pointu ».

     

     

        L’humble petit Lapin, dénommé Janot, diminutif affectueux de Jean, porte la dénomination de « maitre » ou « seigneur », et son modeste terrier se transforme en un « palais ».

     

     

     Quant au Chat, il devient « sa majesté fourrée », d’où son nom « Raminagrobis » (ou Rominagrobis). À l’époque de La Fontaine, ce mot étrange désignait ironiquement « le prince des chats » (Vincent Voiture [1597-1648], Lett. 153).

     

     

     

     

     Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

    5 Le Chat, la Belette, et le petit Lapin (chromolithographie A la Source des Rubans. Imprimeur-lithographe : Bouillon-Rivoire, Paris. Editeur : Leroy, Secail & Cie, 90 Boulevard de Montparnasse, Paris).

     

         Mais il s’agit aussi d’une satire de diverses personnes de l’époque de La Fontaine. Parmi celles-ci, le roi (la Belette), audacieux certes, mais sans méfiance puisqu’il se confie au premier venu (le Chat) ; le courtisan (le Lapin), qui d’abord ridicule devient une victime innocente (son logis est confisqué et il est croqué par le Chat) ; les faux dévots et les magistrats (représentés par le Chat).

     

          En qualifiant, dans sa fable, le Chat de « majesté fourrée » et en lui faisant jouer le rôle d’un juge, La Fontaine faisait un pied de nez aux magistrats, puisque cette expression était le nom que l’on leur donnait par moquerie sous l’Ancien Régime.

     

     

     

     Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

    6.  - La belette à la fenêtre du terrier paternel du lapin qu’elle s’est appropriée (chromo d’après un dessin de Starling).

     

     

       Par ailleurs, les juristes et étudiants en droit reconnaîtront dans cette fable un mode d’acquisition de la propriété, autre que la vente, puisqu’il s’agit de l’acquisition par occupation : « La Dame au nez pointu répondit que la terre… Etait au premier occupant ».

     

     

     

     Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

              7.  Le Chat, la Belette, et le petit Lapin (illustrateur : R. & C. Sabatier, vers 1995).

     

       Ils apprécieront aussi la contribution de La Fontaine aux sources du droit : « Jean Lapin allégua la coutume et l'usage… Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis… Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils…L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis ».

     

      Il appartient donc au juge, le Chat, de trancher ce litige né de sources du droit contradictoires. Les unes reconnaissent à l’occupant (synonyme contemporain : squatter), la Belette, la propriété du terrier déserté par le Lapin. D’autres garantissent au Lapin la transmission de la propriété de génération en génération jusqu’au dernier descendant du propriétaire.

     

     

     

     

     Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

     8 - Grippeminaud mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre (chromo d’après un dessin de Wal, vers 1950).

     

     

       Manque de chance pour les deux plaideurs (le Belette et le Lapin), le juge (le Chat), appelé Grippeminaud (dans la fable, il porte également le nom de Raminagrobis), fourbe et hypocrite, mit fin à leur litige en les croquant tous deux !

     

     

     

     

     Le Chat, la Belette, et le petit Lapin. La Fontaine et le Droit 6

     

    9. Le Chat, la Belette, et le petit Lapin (Protège-cahier offert par Byrrh, aux futurs consommateurs de vin additionné de mistelle et aromatisé à la quinine. La société Byrrh appartient aujourd’hui au groupe Pernod-Ricard). 

     

    La morale de la fable est alors énoncée dans les deux derniers vers :

     

     

               « Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
                Les petits souverains se rapportants* aux Rois »
     

    (*le « s » qui suit la terminaison « …tant » du participe présent du verbe « rapporter » est de La Fontaine !).

     

      Autrement dit, La Fontaine étrille le Pouvoir Royal (sans doute le roi Louis XIV), juge-suprême, qui abuse de son autorité pour anéantir les petits seigneurs, médiocres courtisans, incapables de s’entendre pour régler eux-mêmes leurs différends.