• LVI. L'affaire Georges Scelle (1925)

     

     

     

    Manifestation d’étudiants de la Faculté de Droit de Paris en 19321

    1 Manifestation d’étudiants de la Faculté de Droit de Paris (photographie de presse).

     

     

    Sous la Troisième République (4 septembre 1870-1940), entre les deux Guerres mondiales, la Faculté de Droit de Paris fut le théâtre de mouvements estudiantins ayant pour origine l’engagement politique original de deux de ses professeurs : Georges Scelle et Gaston Jèze. Ces troubles espacés d’une dizaine d’années présentent plusieurs traits communs : la participation d’étudiants de droite à des manifestations de rue ; leur intrusion dans des amphithéâtres de la Faculté de Droit pour empêcher les cours ; la fermeture provisoire de la Faculté de Droit ; et la suspension administrative ou la démission du Doyen de la Faculté.

     

     

     

     Georges Scelle

    2 Le jeune professeur Georges Scelle à l’origine des troubles de 1925 (né le 19 mars 1878 à Avranches, et mort le 8 janvier 1961).

     

    Aujourd’hui, je vous invite à rencontrer le professeur Georges Scelle. Dans le prochain chapitre LVII (ou 57), je vous présenterai le professeur Gaston Jèze et l’un de ses jeunes étudiants : François Mitterrand.  

     

     

     

     

    François Albert, Ministre de l’Instruction Publique du 14 juin 1924 au 17 avril 1925

    3 François Albert, Ministre de l’Instruction Publique du 14 juin 1924 au 17 avril 1925 (source de la photographie : wikipedia).

     

     

    « À bas le tyranneau et son professeur parjure. Vive l’Université Libre » (Slogan des étudiants de l’Action française en mars 1925). Au cours de l’année 1925, la Faculté de Droit de Paris fut confrontée aux manifestations d’étudiants d’extrême droite de l’Action française contre l’ingérence du pouvoir politique de gauche dans la nomination d’un professeur bien en cour, chargé d’un cours de Droit (Dure, dure l’orthographe française !).

     

    Ils reprochaient ainsi au Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, François Albert, Grand Maître de l’Université, d’avoir nommé, par arrêté du 25 février 1925, Georges Scelle à la chaire de Droit international mise en concours à la Faculté de Droit de Paris. Certes Georges Scelle était un brillant candidat, professeur titulaire à la Faculté de Droit de Dijon depuis 1919. Mais il n’avait été classé qu’en deuxième position par le Conseil de la Faculté de Droit de Paris derrière le Rennais Louis Le Fur. Or, selon un usage de l’Université, le ministère de l’Instruction Publique n’était pas libre de choisir n’importe lequel des deux candidats présentés à sa nomination par le Conseil de la Faculté. Il devait retenir celui désigné premier. Les étudiants de l’Action française accusaient donc François Albert, Ministre du Gouvernement Herriot, d’avoir sciemment transgressé cette règle non écrite pour favoriser un fidèle ami du parti politique au pouvoir. Car en effet, Georges Scelle était également, depuis 1924, chef du cabinet du  Ministre du Travail, Justin Godard, du Cartel des gauches (coalition, victorieuse des élections législatives de 1924, entre les Radicaux indépendants, les Radicaux-socialistes, les Républicains socialistes, des socialistes indépendants, et la SFIO). 

     

     

     

     L'affaire Georges Scelle (1925)

    4 Dans l’amphithéâtre n° 4 après le chahut du 9 mars 1925 (photographie extraite de L’Étudiant français. Organe mensuel de la Fédération nationale des étudiants d’Action française. N° 8 du 15 mars 1925, p. 1. En free access sur : gallica.bnf.fr).

     

    « M. Georges Scelle ne fera pas son cours ! » (Slogan des étudiants de l’Action française en mars 1925). Des personnes, étudiantes et non-étudiantes, pénétrèrent donc, le 2 mars 1925, dans la Faculté de Droit de la place du Panthéon pour empêcher Georges Scelle d’assurer son cours inaugural de droit public de 3ème année de licence. Mais comme le nouveau professeur ne s’était pas présenté ce jour là, les manifestants se contentèrent de distribuer des tracts et de pousser des cris hostiles à Georges Scelle et à François Albert surnommé « le ministricule ».

     

    Le lundi 9 mars 1925, les manifestants revinrent à la Faculté de Droit à l’occasion du premier cours de Georges Scelle dans l’amphithéâtre n° 4 où l’attendaient plus de trois cent étudiants. La chaire du professeur fut envahie et des pétards lancés de toutes parts. Georges Scelle n’essaya pas de pénétrer dans l’amphithéâtre. Pour les uns, le Doyen Henry Berthélémy aurait alors envoyé une réquisition écrite à la police afin d’expulser les perturbateurs (source : Le Matin, n° 13165, mardi 10 mars 1925, p. 1. En free access sur gallica.bnf.fr). Pour d’autres, la police serait intervenue dans l’enceinte de la Faculté, sur ordre du pouvoir en place, sans en référer au Doyen de la Faculté. Toujours est-il que plus d’une centaine de gardes républicains et agents de police parvinrent à faire évacuer l’amphithéâtre où les manifestants avaient brisé les tables, les portes et les fenêtres, et bousculé M. Belay, un huissier, mutilé de guerre. Cinq manifestants furent arrêtés et très rapidement libérés.

     

     

     

    L'affaire Georges Scelle (Note du ministère de l’Instruction Publique du 9 mars 1925)

               5 Note du ministère de l’Instruction Publique du 9 mars 1925.

     

    Le soir même de cette journée, le ministère de l’Instruction Publique et des Beaux Arts rédigea la note ci-dessus reproduite qu’il fit apposer sur le portail d’entrée de la Faculté de Droit.

     

    Quelques jours après, un arrêté du Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, d’une part ordonna la fermeture provisoire de la Faculté de Droit, d’autre part suspendit de ses fonctions le Doyen Henry Berthélémy.

     

    Mais, à la suite d’un débat parlementaire particulièrement houleux, le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux Arts jugea prudent de rapporter son arrêté de nomination de Georges Scelle à la Faculté de Droit de Paris !

     

     

    Le Doyen de la Faculté de Droit de Paris Henry Berthélémy

    6 Le Doyen Henry Berthélémy (illustration de Mme Favrot-Houllevigue, extraite de l’ouvrage Nos Maîtres de la Faculté de Droit de Paris. LGDJ, 1931. En libre accès sur gallica.bnf.fr.).

     

    C’est ainsi qu’à la réouverture de la Faculté de Droit, Henry Berthélémy reprit sa charge de Doyen. Il fut réélu par ses collègues en 1928, et, une dernière fois, en 1931 (voir le chapitre LV, ou 55 : Quatre Doyens de 1922 à 1955).

     

     

    Le professeur Louis Le Fur de la Faculté de Droit de Paris

    7 Le professeur Louis Le Fur (photographie de Mathieu Pieters, extraite du Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Laye, Hachette et Sirey, collection 1923-1937. Source : gallica.bnf.fr).

     

    Louis Le Fur fut donc nommé, le 1er novembre 1926, par le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, professeur à la Faculté de Droit de Paris, conformément à l’avis préalable du Conseil de la Faculté. Il y assura les enseignements d’Histoire des traités et droit international public, puis, à partir de 1933, de Droit constitutionnel et contentieux administratif.

     

    On notera que Louis Le Fur méritait ce poste. Professeur de Droit constitutionnel à la Faculté de Droit de Rennes depuis 1922, après avoir été professeur aux Université de Caen (1897), et de Strasbourg (1919), il était loin d’être étranger à la Faculté de Droit de Paris. Il en avait été Licencié et Docteur en Droit le 5 juin 1896, Lauréat en 1896 (Médaille d’or, thèse de Doctorat), et Agrégé le 1er novembre 1925. Son haut niveau scientifique lui avait également permis d’être Professeur à l’Académie de Droit international de La Haye (en 1923 et 1927), Professeur à l’Université de Louvain (1923-1924), et Membre de l’Institut de Droit International et de l’Académie diplomatique internationale (1921). Louis Le Fur prit sa retraite à la Faculté de Droit de Paris en 1940, et il décéda en 1943.

     

     

     

     

    Le professeur Georges Scelle en 1924

    8 Le professeur Georges Scelle en 1924 (photographie de Mathieu Pieters, extraite du Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Laye, Hachette et Sirey, collection 1923-1937. Source : gallica.bnf.fr).

     

    Quant à Georges Scelle, l’arrêté ministériel de sa nomination à la Faculté de Droit de Paris ayant été annulé, il resta professeur à la Faculté de Droit de Dijon quelques années encore, avant d’être de nouveau nommé à la Faculté de Droit de Paris, en 1933, l’année même du départ à la retraite du Doyen Henry Berthélémy. Il y resta en poste jusqu’à sa propre retraite en 1948.

     

    Pour éviter tout malentendu sur la personne de Georges Scelle, ternie par la faveur particulière du Gouvernement de gauche dont il avait bénéficié en février 1925, voici quelques éléments de sa biographie qui mettent en évidence sa valeur et ses mérites.

     

    Comme son collègue-concurrent Louis Le Fur, il fut élève de la Faculté de Droit de Paris (Docteur en Droit. prix de thèse. 1906). Il enseigna d’abord comme professeur à l’Université de Sofia en Bulgarie (1908-1910), puis comme Chargé de cours à Lille (en 1907 et en 1911) et à Dijon (en 1910). Reçu premier, en 1912, au concours de l’Agrégation des Faculté de Droit, dans la section de Droit public, il fut aussitôt chargé des cours de Droit international public (licence et doctorat) et de législation industrielle à la Faculté de Droit de Dijon.

     

    Mobilisé le 3 août 1914, et au front le 7 août 1914, il fut promu lieutenant mitrailleur, puis affecté, en 1917, à l’État Major de la VIIIème armée comme officier jurisconsulte (expert légal). À l’issue de la Guerre, il revint à la Faculté de Droit de Dijon, comme professeur jusqu’en 1933, année où il fut nommé à la Faculté de Droit de Paris. 

     

    Parallèlement à sa carrière universitaire, Georges Scelle a occupé d’importantes fonctions sur la scène internationale. Il représenta la France à la dernière session de l’Assemblée de la Société des Nations en 1946. Il fut membre de l’Organisation internationale du travail (OIT) au sein de la Commission de contrôle des conventions internationales de travail de 1922 à 1928 ; vice-président du tribunal administratif de l’OIT de 1928 à 1938 ; et membre de la Cour permanente d’arbitrage à partir de 1950. Il fut encore Secrétaire Général de l’Académie de Droit international de La Haye de 1935 à 1958, et il présida la Commission de Droit international de l’Organisation des Nations Unies (ONU) de 1945 à 1958. 

     

     

     

     

    Georges Scelle, Précis du Droit des Gens, 2 volumes, Paris 1932 et 1934

    9 Georges Scelle, Précis du Droit des Gens, 2 volumes, Paris 1932 et 1934 (réédité par le CNRS le 18 janvier 1993).

     

    Georges Scelle est considéré comme le fondateur de la théorie du dédoublement fonctionnel en droit international qu’il exposa dans son Précis du Droit des Gens (le Droit des Gens, du latin gens, gentis, signifiant « nation », « peuple », ne doit pas être confondu avec le Droit des personnes. Chez les « publicistes », cette expression est synonyme de Droit international public qui désigne l’ensemble des règles régissant les relations entre les États).

     

    Pour exposer clairement cette théorie, j’abandonne la plume (ancienne expression synonyme de touches d’un clavier d’ordinateur équipé de Word), à Michel Tabbal, un jeune docteur en Droit public de l’Université Paris II Panthéon-Assas, dont j’ai trouvé sur « la toile » la biographie  qu’il a consacrée à Georges Scelle :  

     

    « Pour Scelle, les principaux sujets de droit international ne sont en aucun cas les États –  il récuse la souveraineté absolue des États, en raison des principaux maux au début du siècle qu’elle a suscités, à savoir le déclenchement de la Première Guerre mondiale –  mais les individus.

    Sa théorie a été développée dans l’ouvrage Précis du droit des gens publié lors de l’entre-deux-guerres, et ayant eu un retentissement allant au-delà de la sphère des juristes français. Pour Scelle, il n’existe pas de différence entre la société interne et la société internationale ainsi qu’entre les différentes branches du droit, faisant du monisme la règle de base et du droit international la norme supérieure. La théorie du dédoublement fonctionnel  de l’État, qualifié de trouvaille scellienne (Santulli), constitue un des principaux piliers de sa doctrine et est toujours d’actualité au niveau du droit des organisations internationales. Selon cette dernière, les agents de l’État ont une double fonction tant au niveau interne qu’au niveau international et c’est à travers cette voie que se forme la norme internationale ».

     

     

     

     

    L’ancien collège d’Avranches (Manche) sur l’actuelle place Georges Scelle

     10 L’ancien collège d’Avranches (Manche) sur l’actuelle place Georges Scelle. 

     

    Hommage à titre gratuit. Georges Scelle laisse aujourd’hui son nom à la place où se situe à Avranches (Manche) l’ancien collège dont il fut élève. Ce collège créé au début du XVIème siècle est devenu, en 1960, le Lycée Émile Littré, lui même scindé, en 1968, en plusieurs établissements dont l’actuel collège Challemel-Lacour installé dans ses murs.

     

     

     

    L’Amphithéâtre Georges Scelle de la Faculté de Droit de l’Université de Cergy-Pontoise

    11 L’Amphithéâtre Georges Scelle de la Faculté de Droit de l’Université de Cergy-Pontoise.

     

    Hommage à titre onéreux. L’Université n’a pas non plus oublié Georges Scelle puisqu’elle a donné son nom à un amphithéâtre de 390 places de la Faculté de Droit de l’Université de Cergy-Pontoise (site des Chênes 1, 33 bd du Port. 95011 Cergy-Pontoise). Cet amphithéâtre peut être loué au tarif de 1800 € TTC, la journée. M’enfin ! comme disait Gaston Lagaffe dans le journal de Spirou en présence d’une situation incontrôlable.

     

    À très bientôt pour le chapitre LVII (ou 57) mettant en scène, dans les années 1934 à 1938, le professeur de gauche  Gaston Jèze de la Faculté de Droit de Paris, et l’un de ses jeunes étudiants du nom de François Mitterrand alors, semble-t-il, de droite (M’enfin !...).