• LVII. L'affaire Gaston Jèze et François Mitterrand

     

     

     

    Le professeur Gaston Jèze

    1 Le professeur Gaston Jèze, à l’origine des troubles de 1935 et 1936 (photographie de Mathieu Pieters, extraite du Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Laye, Hachette et Sirey, collection 1923-1937. Source : gallica.bnf.fr). 

     

     

    En 1935 et 1936, la Faculté de Droit de Paris fut confrontée à une nouvelle crise avec les manifestations d’étudiants d’extrême-droite contre l’un de ses professeurs en poste, Gaston Jèze (agrégé à Paris en 1909, professeur adjoint en 1912, professeur titulaire de 1918 à 1937).

     

     

     

     

     

    Gaston Jèze (dessin caricatural à partir de la célèbre chanson de Joséphine Baker : J’ai deux amours).

    2 Gaston Jèze (dessin caricatural à partir de la célèbre chanson de Joséphine Baker : J’ai deux amours).

     

     Ces étudiants de l’Action française et des Jeunesse patriotes reprochaient à Gaston Jèze, proche du parti radical, donc de gauche, d’être hostile au système colonial permettant aux nations européennes d’entrer en possession d’autres parties du monde. En effet, conseil du Négus (équivalent d’empereur) de l’Éthiopie, pays confronté à l’envahissement de l’Italie mussolinienne, Gaston Jèze avait défendu la cause éthiopienne en mars 1936 devant la Société des Nations et la Cour permanente de justice internationale de La Haye (à cette occasion, il dut se cacher dans la ville suite aux menaces d’assassinat proférées par ses détracteurs !).

     

     

     

     

     

    Le Doyen Edgard Allix de la Faculté de Droit de Paris

    3 Le Doyen Edgard Allix (Agence de presse Meurisse. Paris. Source : BnF., département Estampes et photographie, EI-13. 2841). 

     

    En fin de l’année 1935, des étudiants en Droit opposants à Gaston Jéze, auxquels s’étaient jointes des personnes  étrangères à la Faculté de Droit, pénétrèrent dans l’amphithéâtre où il donnait un cours pour le molester.

     

    Le Doyen Allix intervint aussitôt pour aider Gaston Jèze à quitter l’amphithéâtre, puis il empêcha les manifestants de pénétrer dans la salle des professeurs où Gaston Jéze s’était réfugié. Il obtint alors du ministre de l’Instruction la fermeture provisoire de la Faculté de Droit, souhaitée par la plupart de ses collègues, notamment Pierre Geouffre de Lapradelle, Olivier Martin, René Morel, Joseph Barthélémy, Roger Picard, Jean Niboyet, Georges Ripert et Henri Capitant.

     

    Mais, en janvier 1936, plusieurs de ces professeurs (Olivier Martin, Joseph Barthélémy, René Morel, Georges Ripert), lâchèrent Gaston Jèze et le Doyen Allix, réclamant la reprise des cours et le report de ceux de Gaston Jèze au second semestre.

     

     

     

     

     

     

    Nouvelle intrusion d’étudiants d’extrême-droite dans la Faculté de Droit de Paris, rue Soufflot (photographie de presse)

    4 Nouvelle intrusion d’étudiants d’extrême-droite dans la Faculté de Droit de Paris, rue Soufflot (photographie de presse).

     

    Le 11 février 1936, des manifestants pénétrèrent de nouveau dans la Faculté de Droit. Leur intrusion donna lieu à une intervention de la police au cours de laquelle le Doyen Allix reçut un violent coup de poing au visage porté par… un gardien de la paix !

     

    Cent cinq manifestants furent arrêtés. Dix neuf d’entre eux n’étaient inscrits à aucune École ou Faculté ; vingt-cinq étaient étudiants de la Faculté de Droit, vingt de l’École libre des Sciences politiques ; quatorze de la Faculté de Médecine, dix de celle des Lettres, et dix-sept d’Écoles et de Facultés diverses.

     

    Le Conseil de l’Université, réuni le 13 février sous la présidence du Recteur Charléty, suite à une motion de professeurs de la Faculté de Droit, demanda au ministre de l’Instruction Publique la fermeture de la Faculté  jusqu’au rétablissement de l’ordre, des excuses de la police au Doyen Allix, et le dépaysement du cours de Gaston Jéze dans un local extérieur à la Faculté de Droit.

     

    De son côté, le Doyen  Allix renonça à porter plainte contre le gardien de la paix qui l’avait frappé, et présenta sa démission au ministre de l’Instruction Publique qui… ne répondit pas !

     

     

     

     

     

     L'affaire Gaston Jèze et François Mitterrand

    5 Participation de François Mitterrand à la manifestation des étudiants de la Faculté de Droit contre le professeur Gaston Jèze, le 5 mars 1936 (© Collection Roger-Viollet. Source www.parisenimages.fr. Document n° 1273-4).  

     

    Le 5 mars 1936, une nouvelle manifestation d’étudiants de la Faculté de Droit eut lieu dans les rues de Paris contre le professeur Gaston Jèze. Parmi ceux-ci, on reconnaît sur une photographie de presse le jeune François Mitterrand qui sera Président de la République française du 21 mai 1981 au 17 mai 1995 (il est né le 26 octobre 1916 à Varnac en Charente),

     

    Il est à droite de la photographie, de profil, au côté de Bernard Dalle, le frère de son ami François Dalle, lui aussi étudiant à la Faculté de Droit de Paris et résidant dans le même foyer des Pères Maristes, la « Réunion des Étudiants » (v. ci après). François Dalle avait participé à la création, avec Eugène Deloncle, du Mouvement social révolutionnaire pour la Révolution nationale, dit MSR (acronyme de « Aime et Sers »), ancré à l’extrême droite.

     

     

     

     

    François Mitterrand, étudiant en Droit à Paris en 1934

                    6 François Mitterrand, étudiant en Droit à Paris en 1934.

     

    « Je suis arrivé comme étudiant à Paris. C’était un autre monde dont je faisais connaissance et j’avais encore beaucoup à apprendre. » (François Mitterrand, interview à la télévision danoise le 25 novembre 1987). 

     

    En effet, souhaitant devenir avocat, François Mitterrand, en septembre 1934, à dix-sept ans, le bac en poche, était « monté » à Paris pour s’inscrire à la Faculté de Droit et à l’École Libre des Sciences politiques (il obtint sa licence en Droit, et un diplôme d’études supérieures de Droit public. En 1937, il fut diplômé de Sciences-po avec mention Bien). Il s’installa au 104 rue de Vaugirard, dans le VIème arrondissement, à la « Réunion des Étudiants », un foyer catholique d’étudiants, créé par les Pères Maristes (Société de Marie), en 1895, sous le nom de « Cercle de Jeunes Gens ».  

     

     

     

     

     

    François Mitterrand, apprenti journaliste à L’Écho de Paris en 1936-1937

    7 François Mitterrand, apprenti journaliste à L’Écho de Paris en 1936-1937 (photographie parue dans L’Écho de Paris du 28 novembre 1936. En free access sur gallica.bnf.fr.).

     

    Il va sans dire que la Faculté de Droit de Paris et l’École Libre des Sciences politiques n’étaient pas un vivier ou un foyer d’insurgés ou de révolutionnaires. Leurs étudiants, issus de la bourgeoisie parisienne ou provinciale conservatrice et légitimiste, étaient pour la plupart étrangers aux idéologies socialistes des classes populaires révolutionnaires.

     

    Aussi, attiré par la politique, François Mitterrand, d’une famille provinciale aisée catholique et conservatrice, milita-t-il, dès novembre 1934, aux Volontaires nationaux, la branche « jeunesse » de la ligue des Croix-de-feu du colonel La Rocque, un mouvement de droite emprunt de patriotisme et de catholicisme social, éloigné de toutes tendances fascistes.

     

    Sous son nom, il écrivit plusieurs articles, en 1936 et 1937, dans la rubrique « La vie des étudiants » du quotidien L’Écho de Paris, l’organe de presse du mouvement de droite nationaliste de La Rocque (ces numéros sont en libre accès sur le site gallica.bnf.fr.). Il fut élu chef de cette rubrique le 9 janvier 1937.

     

    Par exemple, le 5 décembre 1936, il signa un article dans lequel il se moquait de l’étudiant-type de 1936 sous le Front populaire, autrement dit l’étudiant de gauche « éternel révolté » ! En avril 1937, il écrivit un long article nostalgique sur le Quartier Latin qu’il fréquentait depuis à peine deux années. En voici un extrait qui étonne :

     

    « Le Quartier Latin ne connaît plus ce qui fut son âme [...]. Le Quartier Latin est la proie du Dehors — et j'appelle Dehors ce qui, dans le domaine intellectuel ou seulement national a bouté l'exacte connaissance de soi-même et le désir d'un peu de raison par-dessus la toute puissance du cœur. Désormais, le Quartier Latin est ce complexe de couleurs et sons si désaccordés qu'on a l'impression de retrouver cette Tour de Babel à laquelle nous ne voulons pas croire. » (la Tour de Babel, du nom hébreux de Babylone, désigne une assemblée où toute le monde parle sans s’entendre). 

     

     

     

     

     

    François Mitterrand parmi les étudiants en Droit de Paris manifestant pour « La France aux Français » (photographie parue dans L’Écho de Paris du 2 février 1935).

    8 François Mitterrand parmi les étudiants en Droit de Paris manifestant pour « La France aux Français » (photographie parue dans L’Écho de Paris du 2 février 1935).

     

    François Mitterrand participa également à plusieurs autres manifestations aux côtés d’étudiants de la Faculté de Droit de Paris, de la mouvance de droite nationaliste.

     

    De manière fortuite ou non, il fut chaque fois la cible des photographes de presse. Par exemple, sur cette photographie publiée, le 2 février 1935, dans L’Écho de Paris, il apparaît face aux policiers lors de la manifestation de l'Action française contre les médecins étrangers autorisés à exercer en France. Cette manifestation tenue aux cris de « La France aux Français », est plus connue sous le nom de manifestation contre « l'invasion métèque ». 

     

     

     

     

     

    François Mitterrand parmi des étudiants en Droit manifestant au Quartier Latin

    « On a gagné, on a gagné… » François Mitterrand parmi des étudiants en Droit manifestant au Quartier Latin.

     

    Gaston Jèze, éprouvé par les manifestations d’étudiants à son encontre et la trahison de ses collègues, se résolut à faire cours en dehors de la Faculté de Droit, au Musée pédagogique situé à l’angle des rues Louis Thuillier et Gay Lussac (renommé Musée national de l’éducation, il est aujourd’hui installé à Rouen). Quelques mois après, en 1937, il fit valoir ses droits à la retraite. Ses aimables collègues s’abstinrent de lui offrir des Mélanges en son honneur (aussi appelés Liber Amicorum ou Études en l’honneur de…). Il mourut le 5 août 1953 à Deauville.

     

    De son côté, les troubles ayant cessé, le Doyen Allix retira sa démission le 7 mai 1936. Il fut réélu Doyen, le 29 juin 1936, par 43 voix sur 44, contre une voix pour Georges Ripert. Mais il décéda le 23 juin 1938, permettant à Georges Ripert de lui succéder jusqu’au 17 octobre 1944, date de la suspension de ce dernier de toutes fonctions à la Faculté de Droit de Paris, un mois avant son arrestation en vue d’être jugé « pour haute trahison » par la Haute Cour de Justice. Il lui était reproché d’avoir été, du 6 septembre au 13 décembre 1940, secrétaire d’État à l’Instruction Publique et à la Jeunesse dans le premier Gouvernement Laval installé à Vichy (la Haute Cour prononça en sa faveur un non lieu pour des « faits de résistance »).

     

     

     

     

    François Mitterrand et le Maréchal Pétain, le 15 octobre 1942, à l’Hôtel du Parc, siège du Gouvernement de Vichy

    10 François Mitterrand et le Maréchal Pétain, le 15 octobre 1942, à l’Hôtel du Parc, siège du Gouvernement de Vichy (© Getty. Photographie en couverture du livre de Pierre Péan : Une jeunesse française. Éd. Fayard, 1994). 

     

     

    « Par le hasard de la petite histoire, j’ai connu successivement, en l’espace de ces quatre à cinq ans, les camps de prisonniers de guerre en Allemagne, la France occupée, l’Angleterre, l’Afrique du Nord, de nouveau l’Angleterre et de nouveau la France, quelques mois avant la libération de mon pays. Tout cet itinéraire a préparé, il faut bien le dire, tout naturellement, une nouvelle étape de réflexion. » (discours prononcé par François Mitterrand lors de la cérémonie d’ouverture de l’année académique du collège d’Europe, mardi 13 octobre 1987).

     

    I. Croix de guerre 1939-1945 avec trois citations. Quant à François Mitterrand, l’ancien étudiant en Droit de Gaston Jèze, Edgard Allix et Georges Ripert, il effectua, en septembre 1939, son service militaire et fut incorporé comme sergent dans le 23ème régiment de l’infanterie coloniale. Le 14 juin 1940, il fut blessé près de Verdun et fait prisonnier (voir le chapitre Chapitre LIX (ou 59). La Faculté de Droit de Paris sous l'Occupation (2/6) : Les Étudiants appelés sous les drapeaux). Envoyé dans un camp de prisonnier en Allemagne, il y resta plus d’une année jusqu’à sa troisième évasion réussie le 16 décembre 1941, qui lui permit de revenir en France où il se cacha, dans un premier temps, chez une cousine dans le Jura.

     

    II. Ordre de la Francisque en 1943. Après de brefs séjours sur la Côte d’Azur, à Jarnac et à Paris, il rejoignit, à Vichy, en janvier 1942, le Maréchal Pétain qu’il admirait sans être pour autant pro-allemand. Il y fut alors documentaliste à la Légion française des combattants et des volontaires de la révolution nationale, puis chargé des relations avec la presse au Commissariat au reclassement des prisonniers de guerre. Il entretint à cette occasion de belles relations avec René Bousquet, secrétaire général de la police et organisateur de l’arrestation des juifs à Paris (rafle du Vél’ d’Hiv’) et dans la zone sud. Il collabora également à la revue vichyste : « France, revue de l’État nouveau ». Et, en 1943, il fut décoré de l’ordre de la Francisque, des mains mêmes du Maréchal Pétain, après avoir rempli le formulaire administratif approprié de ces mots : « Je fais don de ma personne au Maréchal Pétain comme il a fait don de la sienne à la France. Je m'engage à servir ses disciplines et à rester fidèle à sa personne et à son œuvre. »

     

    III. Médaille de la Résistance, avec rosette. Mais lorsque, à la fin de sa vie, ses années à Vichy, longtemps censurées, furent relatées dans le livre de Pierre Péan, Une jeunesse française, paru en 1994, François Mitterrand se justifia ainsi. D’abord il ignorait tout du sort des juifs décidé à Vichy et mis en œuvre par René Bousquet. Ensuite s’il avait exercé des fonctions officielles à Vichy et sollicité la Francisque c’était pour mieux camoufler aux yeux des collaborateurs et de l’occupant son activité de résistance. Il aurait en effet participé, dans le plus grand secret, à la constitution d’un réseau de résistance, le Rassemblement national des prisonniers de guerre, chargé de fournir des faux-papiers aux prisonniers de guerre pour aider les évasions, et des renseignements à la France Libre. À la fin de l’année1943, après avoir quitté Vichy, il avait alors rejoint le Général de Gaulle à Londres puis à Alger. À la demande de ce dernier, il fusionna son mouvement de résistance avec celui similaire des gaullistes au sein d’un Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés dont il devint l’un des dirigeants. En août 1944, il prit part aux combats de la libération dans la capitale, et, le 27 du même mois, il fut invité, par le Général de Gaulle,  à participer au premier conseil de Gouvernement de la France libérée. En 1945, il sera élu député de la Nièvre, au titre de l’Union Démocratique et Socialiste de la Résistance, puis nommé, en 1947, à l’âge de 30 ans, Ministre des Anciens Combattants dans le Gouvernement Ramadier.  

     

    IV. « N’outragez plus les morts » (Corneille, Nicomède, II, 3). François Mitterrand, qui sera avocat au Barreau entre ses fonctions de ministre (huit fois entre le 21 octobre 1947 et le 21 mai 1957) et de Président de la République (deux fois du 21 mai 1981 au 17 mai 1995), est mort, le 8 janvier 1996, à l'âge de 79 ans. Aujourd’hui encore, il laisse dans l’embarras ses biographes qui continuent à croiser le fer sur sa variation politique de la Droite nationaliste à la Gauche non communiste, et sur son passé trilogique original de Combattant-Vichystant-Résitant.

     

    À bientôt pour les six prochains chapitres consacrés à la Faculté de Droit de Paris sous l’Occupation allemande (à partir du 1er février prochain).